Le Jardinier Moineau (conte de la fée Jacinthe)
Il était une fois une princesse pourvue de tant d’esprit et de beauté qu’on ne pouvait en trouver de meilleure dans tout le royaume de Pie d’Agneau. Pour comble de bonheur, elle avait reçu pour marraine la fée Jacinthe, qui veillait sur elle avec bienveillance. Hélas, la princesse avait une marâtre aussi jalouse que méfiante. Celle-ci, pour accroître sa fortune et étendre son pouvoir, avait décidé en secret que la princesse épouserait son propre fils, lorsqu’il reviendrait de voyage. En attendant, comme quiconque rencontrait la princesse tombait sous son charme, sa marâtre la fit enfermer en haut d’une tour, d’où elle ne pourrait séduire aucun prétendant, n’y s’éprendre d’aucun prince, duc ou comte de la cour.
Les mois et les années passaient, et la princesse se morfondait dans sa tour solitaire. Pour se distraire, elle passait de longs moments à sa fenêtre, observant le vol des oiseaux, la course des astres et la valse des saisons. Un beau jour, elle remarqua au pied de la tour un joli petit jardinier tout occupé à ses parterres de fleurs. À cet instant le jardinier leva les yeux au ciel, et son regard croisa celui de la princesse. Il lui sourit, et la princesse s’en trouva si troublée qu’elle fit un pas en arrière, perdit l’équilibre et se renversa sur son lit. Elle était tombée amoureuse.
Après cette rencontre, la princesse tâcha chaque jour d’être à sa fenêtre pour voir passer le jardinier, et le jardinier passait aussi souvent qu’il le pouvait sous la tour de la princesse. Ils s’échangeaient de loin des sourires galants, des signes de la main, et même des baisers passionnés. Pourtant, la princesse avait beaucoup de chagrin. Elle aurait voulu serrer son jardinier dans ses bras. Elle était si triste d’être enfermée loin de lui qu’elle pleurait souvent à la nuit tombée.
En entendant la princesse pleurer, Jacinthe la bonne fée fut prise de pitié, et décida de lui venir en aide.
« Princesse, lui dit Jacinthe, séchez vos larmes et écoutez-moi. Puisque vous aimez d’un coeur pur, vous n’aurez qu’à regarder votre aimé et cligner des yeux trois fois pour qu’il soit changé en moineau. Quand il sera moineau, il vous suffira de le regarder et de cligner des yeux trois fois pour qu’il reprenne forme humaine. »
La princesse ne put fermer l’oeil de la nuit, tant elle avait hâte du lendemain. Quand enfin elle aperçut le jardinier qui passait au pied de la tour, elle lui fit signe de monter la rejoindre, puis cligna trois fois des yeux. En un éclair, le jardinier fut changé en moineau. Il vola jusqu’à la fenêtre de la princesse. Elle le prit au creux de sa main et le déposa sur son lit. Elle cligna à nouveau des yeux trois fois, et dans un nuage de fumée rose, le jardinier apparut à la place de l’oiseau. Alors pour la première fois, les amoureux purent s’enlacer tendrement.
Les jours passèrent. La princesse et le jardinier étaient heureux de leurs visites quotidiennes, mais hélas, on annonçait le retour de voyage du fils de la marâtre, et la princesse ne savait comment échapper à son sort. Un jour qu’elle avait changé le jardinier en moineau et qu’elle attendait qu’il entrât par la fenêtre, des gardes surgirent dans sa chambre pour la jeter au cachot. C’est là qu’elle attendrait son mariage avec le prince, comme l’avait ordonné la marâtre.
Lorsque le jardinier moineau se posa sur le rebord de la fenêtre, il trouva la chambre vide. Alors son coeur se serra, car sa plus grande crainte s’était réalisée : la princesse, lasse de le fréquenter, l’avait laissé tomber. Pire ! Elle l’abandonnait en moineau, et jamais plus il ne retrouverait forme humaine. Au désespoir, il s’élança par la fenêtre, pestant contre l’amour qui l’avait rendu si malheureux.
Tandis qu’il volait sans but au-dessus du château, il entendit les pleurs d’un jeune homme qui se lamentait dans sa chambre. « Il doit être bien triste pour pleurer ainsi, aussi triste que moi » pensa le jardinier moineau. Poussé par la curiosité, il entra discrètement par la fenêtre. Grand bien lui en prit, car c’était le fils de la marâtre qui pleurait. Il était rentré de son voyage dans les Îles, et confiait son chagrin à son valet de chambre.
« Je suis si malheureux, disait-il. Ma mère veut que j’épouse la fille du roi, qui paraît-il est folle de moi ! Mais comment le pourrais-je, puisque j’ai promis mon coeur à la marquise du royaume des Îles ? »
Il parcourait la pièce de long en large, et faisait rouler entre ses doigts un anneau d’or. Il reprit sa complainte : « J’ai dit à la marquise que, dès que j’aurai annoncé la nouvelle de nos fiançailles à mes parents, je pourrai lui passer cette bague au doigt. Et voilà que ma mère voudrait que je la passe au doigt d’une autre ! Oh, comme je suis malheureux… »
En entendant cela, le jardinier fut touché en plein coeur. D’un coup de bec, il saisit l’anneau de la main du prince et s’enfuit à tire d’aile. Il vola en direction des Îles, toute la nuit sans s’arrêter, et au petit matin il arriva dans la chambre de la marquise qui se réveillait. La marquise aperçut le moineau, et reconnut dans son bec l’anneau de son fiancé le prince, qu’elle aimait d’un coeur pur. Croyant d’abord qu’elle rêvait, elle cligna trois fois des yeux pour y voir plus clair. Tout à coup, dans un nuage de fumée rose, l’oiseau disparut et fit place à un joli petit jardinier.
Le jardinier rapporta à la marquise les événements de la veille. Celle-ci, comprenant l’urgence de la situation, fit appareiller un bateau le matin même, qui les emmena toutes voiles dehors vers le royaume de Pie d’Agneau. Lorsqu’ils posèrent pied à terre, le prince les attendait à quai, car il avait reconnu le pavillon du royaume des Îles. La marquise se jeta dans ses bras et lui raconta l’histoire du jardinier et de la princesse. Le prince, furieux d’avoir été ainsi embobiné par sa mère, ordonna qu’on libérât la princesse sur-le-champ et qu’elle fut réunie avec le jardinier.
Le lendemain, on célébra les noces doubles du prince avec la marquise des Îles et celles de la princesse avec le jardinier. La fée Jacinthe fut choisie pour marraine de tous leurs futurs enfants. Quant à la marâtre, elle ne fut pas invitée à la fête. Elle s’enfuit de honte dans les profondeurs du Bois Vermeil, d’où jamais personne ne la vit ressortir.