Philomène ou le Bal des Grands Coeurs
Il était une fois, au royaume de Pie d’Agneau, trois cousines qui se languissaient d’attendre la fin de l’hiver. Elles s’appelaient Solène, Irène, et Philomène.
Depuis des années, une terrible famine accablait le royaume de Pie d’Agneau. Un beau jour, la reine Bas-de-Laine, qui avait vu en rêve un grain de blé germer, décida de donner un grand bal pour fêter cet heureux présage. Elle fit annoncer que le bal aurait lieu le premier soir du printemps, et que les cent plus beaux sujets du royaume y seraient invités.
Les trois cousines, qui n’étaient encore jamais allées au bal, se mirent à l’ouvrage pour obtenir leur invitation. Elles se coiffèrent à la mode, vernirent les ongles de leurs mains, frottèrent la plante de leurs pieds, se parfumèrent d’eaux raffinées, et rassemblèrent tout leur argent pour se faire faire à chacune une robe somptueuse.
Alors qu’elles se rendaient chez le couturier pour essayer leurs robes neuves, les cousines croisèrent une mendiante qui leur demanda la charité. “Mon habit est tout troué, disait-elle, et jamais je ne pourrai aller au bal dans cette tenue. Je vous en prie, faites-moi l’aumône de trois sous, pour que je le fasse rapiécer.”
Solène parla la première et dit à la mendiante : « Tu es vilaine et dégoûtante : jamais la reine ne t’invitera à son bal ! »
Irène parla ensuite, et lui dit : « Avec trois sous, tu n’auras qu’un torchon ! Ce serait gâcher mon argent. »
Philomène savait que ses cousines disaient vrai, mais elle ne trouvait pas dans son coeur la force de repousser la miséreuse. « Je suis désolée, lui dit-elle, mais je ne peux rien faire. » Sur quoi les cousines entrèrent chez le couturier.
Solène fut très déçue en voyant sa robe, car elle en voulait une à la fois plus sobre et plus chamarrée. Irène dit au couturier qu’elle avait vu des robes mieux faites et moins chères au magasin d’en face. Quant à Philomène, elle se trouva belle dans sa robe d’azur, mais elle n’arrivait pas à se réjouir tout à fait. Elle pensait à la mendiante qui n’irait pas au bal, et elle sentait dans sa poitrine son coeur se serrer. Elle se demandait : « J’aurais dû faire quelque chose, mais quoi ? »
En sortant de chez le couturier, Philomène aperçut la mendiante assise sous un porche. Elle s’approcha d’elle doucement, et arrivée à sa hauteur, posa à ses pieds sa robe empaquetée. « Voici ma robe, dit-elle. J’espère qu’elle vous vaudra d’être invitée au bal. L’année prochaine, peut-être que j’aurai la chance d’y aller aussi… » Et en disant ces mots, elle éclata en sanglots.
La mendiante, ébahie, tira de son habit un mouchoir, et l’offrit à Philomène, qui y sécha ses larmes et s’enfuit en courant sans même le lui rendre.
Les jours et les semaines passaient. Chaque matin, Solène et Irène guettaient l’arrivée du facteur, car elles espéraient que leurs invitations arriveraient bientôt. Tout l’hiver, elles avaient paradé dans le village, vêtues de leurs robes somptueuses, afin d’être bien vues de tous. Pourtant la date du bal approchait, et aucune lettre, aucun carton ne leur étaient encore parvenus, et elles commençaient à désespérer. Quant à Philomène, elle faisait de son mieux pour cacher sa peine, mais dans son coeur son chagrin demeurait grand. Pour rassurer ses cousines, elle leur promettait que la reine, qui s’y connaissait fort bien en belles personnes, ne les avait pas oubliées. Et à la veille du printemps, on vit enfin approcher un carrosse royal.
« Nos invitations ! Enfin, elles arrivent ! » s’exclama Solène.
« Ce n’est pas trop tôt », dit Irène en ouvrant la porte.
Elle reconnut alors la reine Bas-de-Laine en personne, entourée de sa garde royale, et elle regretta ses paroles.
La reine entra sans cérémonie et demanda : « Qui, dans cette maison, possède un mouchoir à celui-ci semblable ? » Elle montrait un mouchoir d’une blancheur immaculée, finement brodé aux couleurs du royaume de Pie d’Agneau.
« Pas moi », dit Solène.
« Ni moi non plus », dit Irène.
Philomène se tenait en retrait mais n’avait pas perdu un mot de la conversation. Elle bredouilla : « Ma reine, j’ai un mouchoir comme celui-ci, mais il n’est pas à moi. Une mendiante me l’a donné, mais je ne l’ai jamais revue, et je n’ai donc pas pu le lui rendre. »
En entendant ces mots, la reine lui sourit.
« Eh bien, Philomène, tu ne me reconnais pas ? lui demanda la reine en clignant de l’oeil. C’était moi, la mendiante à qui tu as donné ta robe. Ce jour-là, tu m’as montré que tu avais un des plus beaux cœurs du royaume. Je suis venue te rapporter ta robe, car tu en auras besoin pour le bal de demain. Quant au mouchoir, c’est ton invitation ! »
La reine allait remonter dans son carrosse, lorsque Solène tomba à genoux et s’agrippa à sa jambe. « Ma reine, je vous en prie. Prenez ma robe, mes souliers, mes bracelets, prenez tout ce que j’ai, mais laissez-moi aller au bal ! »
Le reine lui répondit : « Il n’est jamais trop tard pour faire grandir son coeur. Je donnerai un autre bal l’année prochaine, et j’espère bien vous y voir toutes les trois ! » Sur quoi son carrosse l’emporta vers le château.
Le lendemain au bal, Philomène, la reine Bas-de-Laine et tous les invités dansèrent à s’étourdir et chantèrent à tue-tête jusqu’au petit matin. Dans tout le royaume de Pie d’Agneau on entendit la musique enchantée du bal, et les plus vieux s’en souviennent encore.