Le Voyage d’Yseult au Mécanistan
Il était une fois, au royaume de Pie d’Agneau, une fillette nommée Yseult qui n’était pas plus haute qu’un coquelicot. Sa famille parcourait les bois et les forêts pour y cueillir de délicieux champignons qu’ils mangeaient crus ou cuits, en salade ou en omelette.
Un jour qu’ils ramassaient des champignons au fond d’une caverne, un orage éclata. Le vent souffla si fort, la pluie tomba si drue, qu’une énorme pierre dévala la colline et s’écrasa à l’entrée de la caverne, si bien qu’on n’en pouvait sortir. Seule Yseult était assez petite pour se faufiler entre la pierre et la paroi.
— Va, Yseult, lui dit son père, et demande de l’aide au bon roi Brioche, qui saura nous sortir d’ici.
Hélas, l’armée du roi Brioche ne parvint pas à libérer la famille d’Yseult. Plus les soldats poussaient, plus le rocher s’enfonçait dans la boue. Yseult supplia le roi de trouver une autre solution.
— Il existe un pays, dit le roi, qu’on appelle le Mécanistan. Le sultan de ce royaume est un cousin lointain. Il est très riche et très ingénieux. On raconte qu’il a fait construire des machines formidables. Il t’aidera certainement.
Yseult se mit aussitôt en route vers le Mécanistan. Elle voyagea trois jours et trois nuits, et au matin du quatrième jour, elle arriva au pont de pierre qui séparait le royaume de Pie d’Agneau du Mécanistan.
Elle traversa le pont en courant, si contente d’être enfin arrivée. Mais de l’autre côté du pont, son chemin fut barré par une grande porte en fer. Yseult s’approcha et voulut frapper trois coups, mais une voix, sortie de la porte elle-même, l’interrompit :
— Quelle est la raison de ta visite ?
Yseult sursauta.
— Je cherche le sultan du Mécanistan, dit-elle, sans savoir à qui elle parlait.
La porte s’ouvrit sans un bruit. Yseult, qui n’avait encore jamais vu de porte automatique, fut très impressionnée. Elle chercha qui, derrière la porte, lui avait demandé où elle allait, mais elle ne vit personne.
Elle regarda alors autour d’elle, et n’en crut pas ses yeux. Elle n’avait jamais vu si beau paysage. La route, lisse et blanche comme le plumage d’une colombe, s’étirait à travers les collines rondelettes. De part et d’autre de la route, des pommiers, des poiriers, des pruniers s’élevaient, et leurs fruits faisaient plier les branches. Du blé doré poussait dans les champs. Des troupeaux de moutons et de chèvres broutaient l’herbe en silence. Yseult crut même entendre le son d’une harpe au-dessus de sa tête, mais quand elle leva les yeux, elle vit un oiseau-mouche qui lui tournait autour en chantant sa chanson. Vraiment, le Mécanistan était un pays merveilleux.
Au loin, Yseult aperçut un palais dont les tours s’élevaient au-delà des nuages. Elle se remit en route.
En chemin, elle ne croisa personne. Aucun berger parmi les troupeaux, aucun fermier dans les champs, et pas même un enfant qui jouait dans les herbes folles.
Quand elle arriva enfin au palais, une autre porte automatique s’ouvrit pour la laisser passer. Derrière la porte, elle tomba nez-à-nez avec une petite charrette en bois et en fer, sur laquelle on avait posé un ventre, des bras et une tête, eux aussi en bois et en fer. Yseult pensa d’abord qu’il s’agissait d’un jouet, mais ce jouet-là bougeait tout seul, et parlait comme vous et moi. Yseult, qui n’avait encore jamais vu de robot, fut très impressionnée.
— Bonjour, dit le robot. Je m’appelle Bobo. Je vais te conduire jusqu’à mon maître, le sultan Chapacha.
Yseult et Bobo passèrent beaucoup de portes qui s’ouvraient toutes seules, ainsi que des escaliers qui montaient tout seuls, et enfin, ils entrèrent dans une petite pièce carrée qui se mit à flotter toute seule dans les airs, et les emmena tout en haut du grand donjon, au-delà des nuages. Yseult, qui n’était encore jamais montée dans un ascenseur, fut très impressionnée.
L’ascenseur s’ouvrit sur une grande salle aux murs tapissés de velours. Au milieu se trouvait le sultan, un vieux monsieur aux joues rondes et à la barbe grise, assis, ou plutôt allongé, sur un trône en or. Il mangeait des fraises à la crème, les yeux fermés, tandis qu’un robot lui massait les épaules.
— Gloire au sultan Chapacha, l’homme le plus riche du monde, dit Bobo en entrant dans la pièce.
Yseult le suivait en silence. Quand elle arriva au pied du trône du sultan, celui-ci se pencha vers elle et lui demanda d’un ton surpris :
— Sapristi. Es-tu un de mes robots ? Je ne te reconnais pas. À quoi sers-tu ?
— Je ne suis pas un robot, répondit Yseult. Je suis Yseult, du royaume de Pie d’Agneau.
Le sultan sursauta.
— Une personne ? En chair et en os ? Ça alors ! C’est formidable. Je n’ai pas reçu de visiteur depuis au moins… dix ans !
Yseult voulut lui parler de sa famille coincée dans la caverne, mais le sultan, qui débordait de joie, ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Tut tut, mon enfant, rien ne presse. Tu me raconteras tout ça autour d’un bon repas ! Bobo, fais préparer un festin, et double les portions : aujourd’hui, il y aura deux couverts à table.
À peine le sultan avait-il fini sa phrase qu’une demi-douzaine de robots firent irruption dans la pièce. L’un portait une immense table au-dessus de sa tête, un autre une chaise, un troisième une nappe, et ainsi de suite. En quelques minutes, une immense tablée fut dressée, avec assiettes, couverts, verres à main et verres à pied, carafe en cristal, serviettes de soie, rince-bouche et rince-doigt, et déjà un robot maître d’hôtel apportait des petits fours sur un plateau d’argent. Bobo souleva Yseult de ses grands bras en fer, et la déposa en face du sultan, sur une chaise surmontée de trois coussins douillets.
D’abord, le sultan voulut savoir d’où venait Yseult. Elle lui parla de Pie d’Agneau, de son village, de sa famille et des champignons qu’ils cueillaient.
— Vous cueillez les champignons à la main ? demanda le sultan en ouvrant de grands yeux.
— Bien sûr, répondit Yseult.
— Mais vos machines, à quoi servent-elles ?
— Des machines ? Eh bien… Nous n’en avons pas.
— Mais c’est affreux ! s’exclama le sultan. Elles doivent vous manquer terriblement.
— Je ne sais pas, répondit Yseult. À vrai dire, je ne me suis jamais posé la question.
Le sultan resta bouche bée.
Yseult, que son voyage avait rendu curieuse, en profita pour lui demander où se trouvaient les autres habitants de son royaume.
— Il n’y a que moi, dit-il. Avant, il y avait beaucoup de gens, mais ils sont tous partis.
— Ça alors, dit Yseult en ouvrant de grands yeux. Pourquoi sont-ils partis ?
— Parce que je n’avais plus besoin d’eux, pardi. Quand mes inventeurs ont inventé la machine à faire le blé, les paysans sont partis. Puis quand mes inventeurs ont inventé la machine à faire la guerre, les soldats sont partis. Et quand mes inventeurs ont inventé la machine à faire des machines, les inventeurs sont partis, eux aussi.
— Et vos amis ? demanda Yseult. Et votre famille ?
— Pas besoin non plus ! Tout ce que je désire, tout ce dont je rêve, mes machines peuvent me le donner.
À l’idée de ne plus jamais voir sa famille, Yseult sentit comme un rocher qui lui bouchait le ventre. Elle posa ses couverts et repoussa son assiette.
— Justement, dit-elle, c’est au sujet de ma famille que je viens vous voir.
Et elle raconta la caverne, l’orage et le rocher.
— C’est affreux, dit le sultan. Il faut faire quelque chose ! Mais quoi ?
— Une de vos machines pourrait déplacer le rocher et libérer ma famille.
— Excellente idée ! dit le sultan. Ce sera très facile.
Yseult soupira de joie, si fort que le rocher dans son ventre s’envola comme un ballon poussé par le vent. Elle s’apprêtait à reprendre une part de gâteau, quand le sultan ajouta :
— Et en échange, que comptes-tu me donner ?
Yseult réfléchit. Elle n’avait pas pensé à un échange. Elle était si pressée qu’elle était venue les mains vides. Elle proposa au sultan de lui apporter un plein panier de champignons, dès que sa famille serait tirée d’affaire.
Le sultan éclata de rire.
— Quelle drôle d’idée ! Mes machines cueillent des champignons tous les jours de l’année. J’en ai plein mes placards. Pour faire de la place aux nouveaux champignons, je dois jeter les vieux. Je ne saurais vraiment pas quoi faire de tes champignons. Tu n’as rien d’autre à offrir ?
Yseult regarda ses pieds.
— Rien d’autre, dit-elle.
— Dans ce cas, je ne peux pas te donner ma machine. Ce n’est pas équitable, tu comprends ?
Ainsi parlait Chapacha, l’homme le plus riche du monde, qui avait fait fortune en échangeant toujours donnant-donnant. Yseult n’y comprenait rien. À la fin du repas, elle dit au sultan qu’il était temps pour elle de retourner à Pie d’Agneau.
— Tu es sûre de vouloir partir ? J’aime beaucoup ta compagnie. Tu pourrais vivre au palais avec moi, tu sais. Tu n’aurais plus besoin de ramasser de champignons. Tu pourrais faire ce qu’il te plait.
— C’est gentil, répondit Yseult, mais je préfère rentrer chez moi.
Elle sortit de table et quitta la salle à manger. Au bout du couloir, elle appuya sur le bouton de l’ascenseur, mais celui-ci répondit d’une voix morne : “Accès refusé”. Elle appuya encore et encore, et l’ascenseur refusa encore et toujours. Elle voulut demander de l’aide au sultan, mais lorsqu’elle se retourna, Bobo le robot lui barrait la route.
— Bobo, je suis bloquée. Peux-tu m’ouvrir la porte, s’il-te-plait ?
— Impossible. Je dois veiller au bonheur du sultan. Or, le sultan aime ta compagnie. Donc, je ne peux donc pas te laisser partir. Tu dois rester au palais.
— Mais je ne veux pas ! s’écria Yseult. Ma famille a besoin de moi.
— Impossible, répéta Bobo sans bouger d’un pouce. Mais si tu restes encore un jour, je te donnerai une machine pour sauver ta famille.
— Un jour, un seul ? C’est promis ?
— Parole de robot. Mais n’en parle pas au sultan. Notre marché doit rester secret.
Bobo conduisit Yseult dans un autre donjon. Il lui fit voir sa chambre. Le lit était moelleux, les armoires pleines de vêtements neufs. De sa pince, Bobo montra le téléphone posé sur la table de chevet.
— Si tu as besoin de quoique ce soit, appelle-moi.
Puis il la laissa dormir.
Le lendemain, Yseult passa toute la journée avec le sultan. Il lui fit visiter les plus belles salles du palais. Il y avait la salle à manger, la salle à boire, il y avait bien sûr la salle de gym et la salle de cinéma. Il y avait aussi le salon de thé, le salon de café et le salon de coiffure. La salle de bal pour danser et la salle de balade pour se promener. Les deux salles de bain : une pour le petit bain et une pour le grand bain. Et pour finir, la salle-à-mandre, très exotique, et l’interminable salle-à-malèque.
À midi, ils pique-niquèrent dans le jardin aux arc-en-ciel, à l’ombre des pétales dorés d’une orchidée géante. Yseult apprit au sultan les jeux des enfants de Pie d’Agneau. Le sultan la laissa monter Crin-Bleu, le plus beau cheval de ses écuries. Le soir, ils dînèrent à nouveau dans la grande salle à manger, puis Yseult rentra dans sa chambre. Elle décrocha le téléphone et appela Bobo.
— Je vais partir, lui dit-elle. Peux-tu m’apporter la machine ?
— Impossible. Le sultan t’adore, aujourd’hui plus encore qu’hier. Tu ne peux pas partir maintenant. Reste encore un jour, et tu auras ta machine.
— Non et non, répondit Yseult ! Je pars ce soir.
Mais Bobo avait déjà raccroché.
Le lendemain, la journée se déroula de la même façon. Yseult tint compagnie au sultan, et le soir venu, elle demanda à Bobo de partir. Il refusa encore.
Alors, le matin suivant, Yseult décida de s’échapper. Elle téléphona à Bobo pour qu’il lui apporte son petit-déjeuner, avec croissant et chocolat chaud comme d’habitude. Quand elle fut seule dans la chambre, elle renversa le chocolat sur son lit. Elle demanda à Bobo de faire venir le robot ménager, celui qui changeait son linge tous les jours, mais avant que celui-ci n’arrive, elle retira les draps du lit, les jeta par terre et se roula en boule dedans, en prenant bien soin de ne pas laisser dépasser un orteil.
Quand le robot ménager entra, il vit un tas de draps tachés qu’il attrapa du bout des pinces et déposa dans son panier. Il étendit un drap propre sur le lit, et repartit sans remarquer qu’il emportait Yseult avec lui, cachée au fond du panier.
— C’est l’heure d’aller voir le sultan, dit Bobo en entrant dans la chambre quelques minutes plus tard.
Comme la chambre semblait vide, il se mit à chercher sous le lit et dans l’armoire. Puis il se rappela qu’Yseult avait fait venir le robot ménager, et il comprit qu’elle s’était échappée. Il sonna l’alerte et s’élança à sa poursuite.
Pendant ce temps, dans la buanderie, Yseult attendait le bon moment pour sauter hors du panier. Mais en entendant la sirène d’alarme, elle prit peur et se recroquevilla dans les draps. Elle entendit alors le grincement des roulettes de Bobo qui approchait.
— Stop ! dit-il au robot ménager. Il y a une petite fille dans ton linge sale. Elle ne doit pas sortir d’ici.
Les deux robots plongèrent leurs pinces dans le panier à la recherche d’Yseult.
— Je te tiens ! dit Bobo en soulevant le drap au-dessus de sa tête. Pour qui te prends-tu ? Tu ne sortiras plus jamais de ta chambre !
Yseult se mit à pleurer.
— Tu es un menteur et un vilain robot.
— C’est pour le bien du sultan. C’est ainsi et pas autrement.
Le sultan, ameuté par l’alarme, arriva dans la buanderie. Il vit Yseult qui pleurait à chaudes larmes, emmêlée dans de beaux draps, suspendue à la pince de Bobo. Sans hésiter, il s’élança vers le robot et appuya sur l’interrupteur situé entre ses épaules.
— Gloire à Chapacha, l’homme le plus…
Bobo s’éteignit sans finir sa phrase. Le sultan prit Yseult dans ses bras, lui sécha les larmes d’un revers de manche, et la déposa sur le sol.
— Tout va bien, lui dit-il. Tu es en sécurité, désormais. Mais dis-moi, que s’est-il passé ?
Yseult raconta le marché conclu avec Bobo, les menaces et les mensonges. Le sultan fut scandalisé. Pour se faire pardonner, il offrit à Yseult sa machine la plus puissante, une machine capable de déplacer des montagnes, ainsi qu’une machine volante pour qu’elle puisse rentrer vite à Pie d’Agneau.
— À cause de moi, dit-il, tu as perdu beaucoup de temps. J’espère qu’il n’est pas trop tard.
Yseult s’apprêtait à décoller, quand il lui vint une idée.
— Voulez-vous venir à Pie d’Agneau avec moi ? Je suis sûre que vous vous y plairez.
Le sultan sourit.
— Tu es gentille, Yseult, mais je ne crois pas que je pourrais vivre si loin de mes machines. Reviens plutôt me voir pour les vacances, avec toute ta famille. J’ai hâte de les rencontrer !
Yseult rentra à Pie d’Agneau et libéra sa famille. Elle revint souvent au Mécanistan voir le sultan Chapacha, et fut chaque fois très bien accueillie. Quant à Bobo, le sultan décida de se passer de ses services. On dit qu’à l’heure qu’il est, il prend la poussière, bien rangé au fond d’un des placards du palais.