À votre bon souvenir
Sur la plaque du docteur Mayer, c’était écrit « Dentiste ». Je savais que c’était une couverture, qu’il ne fallait pas s’y fier, et pourtant, une fois à l’intérieur, un doute m’a saisi. La salle d’attente tapissée d’affiches de mâchoires et de conseils de brossage, les piles de magazines défraîchis, jardinage, mode, actualités, sous la lumière blafarde des néons. Dans le cabinet, le centre de la pièce occupé par le traditionnel fauteuil inclinable, entouré de machines aux formes intrigantes, montées sur des bras articulés. On s’y croyait. Le docteur était assis à son bureau, il portait une blouse blanche et une paire de sabots d’hôpital. Il m’a fait asseoir face à lui, puis il m’a scruté en silence pendant un long moment.
– Dîtes-moi, M. Benoît, m’a-t-il enfin demandé, savez-vous en quoi consiste l’amémothérapie ?
Je lui ai raconté l’histoire du brigadier Paillac. Pas tous les détails, juste les grandes lignes : l’accident de son fils Dimitri, le deuil impossible des parents, l’inévitable divorce qui n’a rien arrangé. C’était sa femme, à Paillac, du temps où ils étaient encore mariés, parce qu’après le divorce elle est partie sans laisser d’adresse, sa femme qui avait suggéré l’amémothérapie. Lui, il avait d’abord trouvé ça ridicule, scandaleux même. Mais plus le temps passait, plus il y pensait. Toutes les semaines il m’en parlait. Un soir, il est rentré chez lui avec son arme de service. J’ai cru qu’on le reverrait plus, Paillac, mais plus tard il m’a expliqué : il avait juste besoin d’envisager toutes les options avant de se décider. Le lendemain, il a remis une lettre à tous les gars du service, dans laquelle il nous demandait de ne plus jamais lui parler de Dimitri, sous aucun prétexte. Le soir, en partant, il a serré la main à chacun en disant : « Je compte sur toi ». Et le lundi, quand il est arrivé au commissariat, c’était plus le même homme. Il sifflotait ! Ça faisait des années qu’on l’avait pas entendu siffloter. C’est comme ça que j’ai su que l’amémothérapie, c’était sérieux.
Quand je me suis tu, le docteur a encore laissé planer un silence interminable. J’employais une technique similaire dans mon travail, c’était une méthode connue pour inciter les suspects à parler, mais en l’occurrence je n’avais rien d’autre à dire. Il a fini par me demander si je savais comment se déroulait la procédure.
– J’ai lu quelques articles sur internet, j’ai dit, et puis beaucoup de témoignages de patients.
J’avais apporté avec moi tout un classeur rempli de fragments d’histoires, des témoignages anonymes, invérifiables, mal effacés, des résidus de misère humaine que l’amémothérapie promettait de laver plus blanc que blanc. Bien sûr, chaque anecdote tragique l’était à sa façon, mais j’avais tout de même réussi à les classer en grandes catégories thématiques. Il y avait ceux qui, comme Paillac, voulaient abréger un deuil qui n’en finissait plus de les tourmenter. C’était de loin les plus nombreux. Il y avait les petites amies déçues, trahies, humiliées, qui s’arrogeaient le droit de vivre une seconde fois leur premier amour. Les maltraités du salariat qui rêvaient d’inverser les rôles en virant leur patron ignoble, au moins dans leur propre tête. Les ex-taulards mal endurcis qui suppliaient qu’on leur épargne la culpabilité à perpétuité. Tous à la fois malheureux et pleins d’espoir.
– Concernant les témoignages, a dit le docteur, je vous recommande de ne pas trop vous y fier. N’oubliez pas qu’ils sont rédigés avant l’opération, jamais après. Dîtes-moi plutôt ce que vous pensez savoir, et je corrigerai au besoin.
J’ai raconté ce que j’avais compris. On commence par une première consultation, comme celle-ci, pour s’informer bien sûr, mais aussi pour que le docteur s’assure que le choix est librement consenti, qu’on ne fait pas ça sous le coup de l’émotion. Ensuite, si on est sûr de sa décision, le docteur nous donne une liste de démarches pour se débarrasser de tout ce qui pourrait nous rappeler la personne : effacer les messages, détruire les photos, jeter les vêtements, rediriger le courrier, ce genre de choses. Enfin vient le jour de l’opération. On commence par le scanner : pendant vingt minutes, on pense intensément à la personne, et la machine enregistre nos ondes cérébrales. Il paraît que c’est l’étape la plus difficile, émotionnellement, que beaucoup craquent à ce moment-là. J’ai rassuré le docteur, je lui ai dit que moi j’irai jusqu’au bout. Il a répondu qu’il n’en doutait pas. Une fois que le scanner a identifié les neurones impliqués dans la mémorisation de la personne, on passe à l’opération à proprement parler. Sous anesthésie générale, le docteur détruit au laser les neurones un par un. Il en profite pour « nettoyer derrière lui » : il efface aussi les souvenirs de la procédure elle-même, des rendez-vous précédents, et de sa propre identité. Quand on se réveille une heure plus tard, on ne se souvient ni de la personne, ni de ce qu’on fait là. Pour nous rassurer, une infirmière nous sert un bobard, accident de circulation, malaise vagal, ou bien, lorsque le docteur reçoit sous le couvert d’un cabinet dentaire, une rage de dent foudroyante, bref, un problème à la fois urgent et bénin qui justifie notre niveau de désorientation. On nous renvoie chez nous avec une boîte de cachets d’aspirine, et on reprend sa vie là où l’a laissée.
Le docteur n’avait rien à redire sur mon exposé, il m’a trouvé bien renseigné. C’est mon métier, j’ai dit. Il m’a ensuite posé quelques questions pratiques : traitements en cours, allergies aux médicaments, et bien sûr les antécédents familiaux. À cette question-là, comme d’habitude, j’ai haussé les épaules. Benoît, c’est le nom de ma mère. Mon père, je ne l’ai pas connu. Maman n’en parlait pas, et quand c’était moi qui évoquais le sujet je sentais bien que je la mettais mal à l’aise, alors je n’insistais pas. Je n’ai pas abandonné pour autant : j’ai pris cette impasse pour une invitation à persévérer dans une autre direction. Né d’une employée de mairie nantaise et de père inconnu, je pouvais m’imaginer fils de n’importe qui. J’étais tantôt le bâtard d’un prince en exil, tantôt l’héritier d’un millionnaire en route pour les casinos de la côte, tantôt l’enfant du péché d’un ministre qui veillait sur moi en secret. C’était les bons jours. Les mauvais jours, j’envisageais le pire, la tare silencieuse, la maladie congénitale qui s’abattrait bientôt sur moi. Et si mon père était un criminel, un dangereux psychopathe ? Il y avait eu quelques plaintes pour viol, peu de temps avant ma naissance… Ces hauts et ces bas rythmaient mon existence ; je cultivais mon plaisir dans ces montagnes russes généalogiques. Les circonstances les plus banales suffisaient à exciter mon imagination : dès qu’un homme plus âgé posait sur moi un regard bienveillant, je devinais entre nous une filiation cachée. J’étais le fils du professeur qui n’avait pas relevé mes fautes de dictée, ou bien celui du boulanger qui m’offrait un croissant en clignant de l’œil. J’étais le fils de personne, donc le fils de tout le monde.
Par pudeur, j’ai attendu que ma mère meure avant de chercher mon père sérieusement. Alors je m’y suis lancé à fond. J’interrogeais ses vieux copains, ceux du lycée, ceux du boulot. D’un souvenir à l’autre, j’affinais le réseau des relations, durables ou passagères, qu’elle avait tissé jusqu’à ma naissance. Je pensais avoir rejoint la police par simple amour de la justice ; je réalisais sur le tard que j’avais choisi cette voie pour qu’elle me prépare à mener l’enquête de ma propre vie. Je me suis mis à éplucher les journaux locaux de l’époque, que je consultais sur microfilms dans les archives des maisons de presse, à l’affût d’un fait divers pertinent, d’une petite annonce prometteuse, aux alentours de ma conception. Dans les publications notariales, je remontais la piste des propriétaires de bars et de boîtes de nuit de la région, afin de mieux reconstituer le paysage de ma venue au monde. Les sources concordaient : ma mère avait été belle, avait aimé la fête et les hommes. Les possibilités devenaient infinies. Ma mère adorait les Rolling Stones. Ils avaient joué un soir, à Paris, neuf mois jour pour jour avant ma naissance. Elle y était allée. Avait-elle suivi le groupe jusqu’à sa chambre d’hôtel ? Je manquais de témoins. Physiquement ça ne collait pas : ni Jagger ni Richards n’avaient mes oreilles en feuilles de chou (« une paire unique au monde », disait ma mère). Tant pis : une piste perdue, dix de retrouvées. Chaque indice m’emplissait d’un espoir nouveau, chaque fausse route débouchait sur un embranchement deux fois plus prometteur. En ce temps-là, j’étais très occupé : les soirs, je fouinais dans ma région, et le week-end je sillonnais la France entière, ou bien, pris d’une intuition, je m’envolais pour l’étranger, dormant sur des bateaux qui m’amèneraient au port où la cousine d’un type qu’avait connu ma mère pourrait me renseigner sur sa dernière demeure. Je nouais des amitiés, vivais à l’aventure. J’étais heureux.
Le docteur m’a demandé si j’avais des questions. J’ai demandé s’il fallait craindre les trous de mémoire. Oublier quelqu’un, c’est pas rien, ça laisse des traces, non ?
– Ne vous inquiétez pas : les trous de mémoire, on voit au travers. Le cerveau se débrouille pour les boucher. Avez-vous remarqué qu’on ne pense jamais à ce qu’on a oublié ?
Pour la troisième fois, le docteur a laissé s’installer un long silence. Il se mordait la lèvre en se peignant les cheveux d’une main distraite. À une ou deux reprises, il a pris une inspiration, comme s’il allait se mettre à parler, mais il n’est jamais allé au bout de son élan. Le bruit des néons devenait insupportable alors j’ai pris les devants.
– Docteur, depuis que je suis entré dans votre cabinet, vous me toisez comme si j’avais le pantalon aux chevilles. Vous avez quelque chose à me demander mais vous n’y arrivez pas, alors je vous tends une perche. Allez-y : je vous écoute.
Le docteur Mayer a retiré ses lunettes et les a posées sur son bureau, puis il a prononcé ces mots, qui auraient dû m’étonner :
– La vérité, M. Benoît, c’est que ce n’est pas la première fois que je vous reçois dans mon cabinet, et de toute évidence, vous ne vous en souvenez pas.
C’était mon tour de ne pas savoir quoi dire.
– Excusez mon indiscrétion, a continué le docteur, mais j’aimerais vous demander… Qui souhaitez-vous oublier ? Bien sûr, vous n’êtes pas obligé de me répondre, je peux procéder à l’opération sans le savoir. Mais puisque je vous ai déjà opéré deux fois, je voudrais m’assurer que les traitements précédents ont porté leurs fruits. C’est très inhabituel, dans mon métier, de revoir un patient. À vrai dire, ça ne m’est jamais arrivé.
Alors je lui ai raconté. Pour moi, ça ne faisait aucune différence : bien sûr, j’étais un peu déçu, mais cette nouvelle me soulageait aussi : c’était la preuve que la procédure fonctionnait.
Je lui ai raconté ma vocation d’enquêteur, ma mère célibatire, mon père imaginaire. Et puis comment, quelques mois plus tôt, j’avais trouvé une piste solide : la ville de Nantes avait donné suite à ma demande et m’envoyait la liste de tous les anciens sous-traitants de la mairie. J’ai passé les noms au crible, un à un, avec la même application, le même enthousiasme dont j’ai toujours fait preuve. J’ai fini par tomber sur un type qui pouvait correspondre, un retraité qui vivait dans le sud de la France. Les dates, l’activité, ça collait. Je ne me suis pas emballé, disons pas plus que d’habitude, et je me suis rendu sur place pour continuer mon enquête. J’étais en planque devant chez lui quand il est sorti pour promener son chien. Dès que je l’ai vu, j’ai su que c’était lui. Une paire d’oreilles comme la mienne, il y en avait plus d’une en circulation, n’en déplaise à ma mère.
Le docteur Mayer m’a écouté en hochant la tête. Quand j’ai repris mon souffle, il a demandé :
– C’est lui que vous souhaitez oublier, c’est ça ? C’était le monstre que vous redoutiez tant ?
– Pas du tout, j’ai dit. Un monstre, c’est plus grand que la vie, c’est déjà une aventure. Cet homme-là, docteur, c’est tout l’inverse.
Je lui ai raconté la vie d’Alain Le Gall. Une vie sans coup d’éclat ni grosse frayeur. La vie assommante d’un représentant de commerce en mobilier d’aménagement pour collectivités. J’ai interrogé ses voisins, les commerçants de son quartier, récupéré son dossier auprès des collègues de la police municipale, discuté avec son médecin traitant. Ils n’avaient rien à m’apprendre ou presque sur ce fantôme de leur quotidien. Un homme sans histoire, récemment veuf disaient certains, qui recevait ses petits-enfants une ou deux fois par an et les emmenait à la plage. Il ne disait pas bonjour, ne ramassait pas derrière son chien, mais qu’il pleuve ou qu’il vente, sortait les poubelles de l’immeuble tous les dimanches soirs sans faute. La seule transgression de son existence semblait avoir été cette aventure extra-conjugale avec ma mère. Il était déjà marié et père de deux enfants quand elle était tombée enceinte. Cette grossesse dut lui faire passer le goût du risque : trois mois avant ma naissance, il quitta la région avec femme et enfants pour n’y plus jamais revenir. Aussi lâche qu’insignifiant, ce type.
– Vous êtes entré en contact avec lui ?
– Non. Ç’aurait été un point de non-retour, vous comprenez. Je ne veux rien avoir à faire avec lui, docteur, j’en sais déjà trop sur son compte. Depuis que je connais notre lien, j’ai perdu le goût de mon travail. Les autres hommes sont redevenus des étrangers pour moi. Je me sens loin de tout le monde. Non pas que j’avais avant des habitudes palpitantes, mais j’y trouvais mon compte, je connaissais la musique. J’aimerais réenchanter ma vie, docteur, redevenir le fils de personne, le fils de n’importe qui. Je n’ai pas le courage d’apprendre à vivre avec ce père-là. Je crois qu’en plus des oreilles, il m’a donné sa lâcheté en héritage. On ne se refait pas.
Le docteur Mayer a réfléchi quelques minutes. Il trouvait ça ironique, tous ces efforts déployés pour oublier quelqu’un d’aussi peu mémorable, mais il ne voyait pas d’inconvénient à m’opérer à nouveau. Il m’a remis la liste des éléments à faire disparaître avant l’opération, puis nous avons pris rendez-vous pour la semaine suivante.
– J’ai une dernière faveur à vous demander, docteur. Si un jour je reviens vous voir… Faîtes semblant de ne pas me reconnaître. Moins j’en sais, mieux je me porte, vous comprenez ?
Il comprenait. En quittant son cabinet, je me sentais déjà beaucoup mieux.