Origami
Bloomberg Businessweek · numéro 792, décembre 2024
Par Lester Maple
Pour rencontrer Yui Matsushita, il faut enfiler ses chaussures de randonnée. Si ses créations voyagent partout dans le monde, par bateau, avion ou camion, l’origamiste de 79 ans, elle, ne quitte jamais son temple-château, perché sur les hauteurs du mont Hakusan. Malgré les demandes insistantes de la rédaction, Matsushita refuse toute interview à distance, et ne possède d’ailleurs ni ordinateur ni téléphone. “Le monde électronique est un monde minéral, en dehors de la vie et de la mort. Il ne m’intéresse pas.” Seul le papier — ou le bois, ou le carton : pour Matsushita, ces distinctions n’ont pas lieu d’être — trouve grâce à ses yeux. Qu’à cela ne tienne : je fourgue mes bâtons de marche nordique dans un vieux sac à dos, prends le premier avion pour Tokyo, et me voilà à l’assaut des pentes de l’illustre montagne sacrée.
L’icône me reçoit en toute simplicité, pieds nus dans le calme feutré d’une pièce pavée de tatami beiges, où flotte une vague odeur d’encens. Grande de renommée mais pas de taille, Matsushita rayonne pourtant d’une aura de majesté. La faute à ses cheveux noirs, noués en un chignon grand comme sa tête, véritable ballon de soie flottant et qui semble la couronner. Son âge aussi est trompeur, car dans la précision de ses gestes, dans l’économie de ses mouvements, on devine une vigueur qui ne reflète en rien le nombre de ses années. Yui-sama, comme l’appellent ses élèves, est une femme de peu de mots. Souvent, elle laisse ses mains parler pour elle : en guise de bonjour, elle pointe du doigt un coussin posé au sol, et attend que je prenne place pour s’agenouiller face à moi.
Pour faire connaissance, je l’interroge d’abord sur son enfance, qu’elle estime “banale”. Le jour de ses treize ans, elle entre au sanctuaire d’Hakusan pour y devenir miko, mettant sa vie au service des prêtres shinto en échange du gîte, du couvert et de la traditionnelle tenue au chemisier blanc et à l’ample pantalon plissé écarlate qu’elle porte encore aujourd’hui. Nombre de jeunes filles, nées de condition modeste dans le Japon d’après guerre, empruntèrent le même chemin. Impossibles à marier, dot oblige, elles furent nombreuses à préférer la rigueur de la vie monacale à la misère de la vie champêtre. Bonnes à tout faire plutôt que prêtresses, elles étaient employées tantôt en cuisine, tantôt au lavoir, mais endossaient parfois de menues responsabilités cérémonielles. Ainsi, Matsushita se souvient avoir un jour servi le thé à l’impératrice Nagako. “La théière me brûlait les paumes, mais je ne pouvais ni crier, ni lâcher prise : l’honneur du sanctuaire était entre mes mains.”
L’expérience lui vaut une ampoule de la taille d’un oeuf et une réputation de dure à cuire. Mais c’est dans un autre domaine qu’elle se distinguera pour de bon. “J’adorais plier les vêtements des moines. Je n’étais pas la plus rapide, mais j’y mettais la plus grande application.” Le haut prêtre Ashizawa, héritier de la tradition origamiste et, faute d’apprenti compétent, dernier praticien du sanctuaire, est frappé par l’élégance de ses tuniques fraichement blanchies. Il devine l’intuition du geste qui les a façonnées. Il prend Matsushita sous son aile et lui enseigne les arcanes du papier plié.
S’ensuivent quarante années de compagnonnage, à perfectionner les gestes, à repousser les limites de l’art. Parades impériales, mariages d’aristocrates, cérémonies religieuses ou commémorations républicaines, la demande semble inépuisable. Les commandes affluent de partout, car Ashizawa et son élève jouissent d’un triste monopole : ils sont les derniers origamistes du Japon formés dans la tradition shinto. Partout ailleurs, c’est la crise des vocations. Les monastères se vident, les maîtres se retirent sans avoir transmis leur savoir, et sur les tatamis, les feuilles de papier restent éternellement lisses.
Les années passent et l’engouement pour le papier plié semble s’estomper. Faute de mains capables de façonner la matière, faute d’yeux capables d’apprécier l’art à sa juste valeur, les commandes se raréfient. L’année de la mort d’Ashizawa, au tournant du siècle, le monastère ne reçoit qu’une demande : une poule géante pour le festival de l’omelette d’Okinawa.
Désormais seule, rarement sollicitée, Matsushita continue malgré tout ses pliages rituels quotidiens. Mais le soir venu, ses créations finissent bien souvent en allume-feux de cheminée. “Chats, buffles, carpes, lapins, je brûlais chaque soir toute une jungle pour me réchauffer.” Elle s’était résolue à cette vie de digne labeur, sans tambour ni trompette, oubliée du monde mais vouée à son art.
C’était compter sans l’esprit d’initiative de Jeffrey Wright, PDG alors fraîchement nommé à la tête du consortium de marques d’ameublement LiveWell. Le groupe industriel, comme beaucoup d’autres entreprises du secteur, fait alors face à un problème apparemment insoluble. Pour rester concurrentiel sur le marché mondial, les marques doivent proposer des prix toujours plus attractifs, et donc tirer en permanence leurs coûts vers le bas. Pour autant, pas question de lésiner sur l’empaquetage et l’acheminement des produits ! Les retours clients doivent être réduits au minimum, en particulier ceux dûs aux dommages occasionnés lors du transport, car alors le produit ne peut être reconditionné et constitue pour l’entreprise une perte sèche. Enfin, le respect des normes internationales et des régulations locales relatives à l’usage de colles, solvants, matériaux durables ou recyclables, restreint chaque jour un peu plus les options disponibles.
Face à ce casse-tête, bien des acteurs du commerce en ligne se sont cassés les dents. On ne compte plus les faillites en pagaille, les fusions de la dernière chance, les rachats à prix cassés pour échapper à la banqueroute. Joint par téléphone, Jeffrey Wright se souvient : “Le Conseil d’Administration avait été clair : j’avais six mois pour inverser la tendance. Sinon, c’était la porte.” Comment a-t-il pensé à faire appel à Yui Matsushita ? Il rit : “Un jour, l’entrepôt n’a pas été livré en colle. Quand le chef d’équipe m’a alerté, je lui ai dit : débrouille-toi, car il nous faut deux cents cartons pour ce soir. Ce à quoi il a répondu : on ne va quand même pas les plier comme des cocottes en papier !”
De là, l’idée a fait son chemin. Car l’art de l’origami résout avec élégance tous les problèmes de l’empaquetage : une seule feuille de papier, plus ou moins cartonnée, se plie et se replie jusqu’à épouser la forme exacte de l’objet transporté, l’enveloppant dans un cocon protecteur qui lui permettra de voyager en toute sérénité jusqu’à son propriétaire. Le tout sans colle ni scotch, et bien sûr, recyclable à l’infini.
Wright raconte avec émotion sa rencontre avec Matsushita : “Je lui avais offert un set de 6 assiettes en céramique, notre meilleure vente de la saison. J’avais emballé le cadeau moi-même. Quand elle a vu les bouts de scotch qui tenaient ça en place, elle m’a mis à la porte !”
Lorsque je lui rapporte l’anecdote, Matsushita lève les sourcils. Elle se permet une rectification : “Je l’ai mis à la porte plus tard, lorsqu’il m’a expliqué ce qu’il attendait de moi. J’ai pensé qu’il m’insultait, qu’il voulait dénaturer mon travail.”
De prime abord, Matsushita voit mal comment concilier l’art délicat du papier plié et les contraintes mercantiles que Wright souhaite lui imposer. Elle finit pourtant par se raviser. “Jeffrey s’est montré persévérant et persuasif. Il a campé trois jours devant les portes du temple, jusqu’à ce que, prise de pitié, je le laisse à nouveau entrer. Alors il m’a exposé l’opportunité que son offre représentait, non pas pour moi, mais pour la tradition de l’origami et son avenir. C’était l’occasion de prendre un ou deux apprentis, de transmettre mon savoir, de revigorer la tradition ancestrale à laquelle j’avais dédié mon existence.”
De là un premier contrat, pour quelques pièces particulièrement coriaces. Matsushita travaille vite et bien, les résultats sont au rendez-vous. Dans l’industrie, son nom circule. D’autres fabricants veulent profiter de la trouvaille. Elle s’engage pour cinq ans avec Procter & Gamble, signe un contrat qui couvre l’intégralité du catalogue Pier Imports, promet une exclusivité à KitchenAid sur tout le mobilier de cuisine.
Année après année, les volumes doublent, triplent, décuplent parfois. En toute probabilité, vous avez déjà tenu l’une de ses créations entre vos mains. Vous avez peut-être même bataillé — c’est régulièrement mon cas — pour la faire entrer dans la poubelle des déchets recyclables. Aujourd’hui, ce sont près de 30% des articles achetés et vendus en ligne qui sont livrés dans un emballage conçu par Yui-sama et ses disciples. Poêles en teflon, guirlandes lumineuses, figurines décoratives, miroirs de salle de bain, plantes pour le jardin, l’univers Matsushita reflète les goûts et les envies du consommateur moderne.
La question logistique me taraude. Comment les objets à emballer lui parviennent-ils ? Aucune route goudronnée ne mène au temple. Est-ce qu’une armée de coursiers parcourt en continu le sentier qui relie le temple à l’autoroute, deux kilomètres plus bas ? Au début, oui. Mais face aux volumes croissants et du fait la difficulté de l’ascension, une approche plus pragmatique a dû être envisagée. Matsushita pointe un doigt courbe et osseux vers la cour intérieure du temple, et désigne un immense container couleur rouille, véritable rocher de modernité qui jure au milieu du paysage immémorial. À travers ses portes ouvertes, je distingue des formes cartonnées de toutes tailles qui s’amoncellent. À chaque pleine lune, un hélicoptère survole la montagne et dépose un de ces containers. Tandis que les apprentis déchargent les vélos d’appartement, radio-réveils connectés et autres paires de lunettes de créateurs, le container de la lune précédente, chargé des pliages finalisés, est harnaché au treuil et aussitôt déposé à Nagoya. Il arrivera sous 48 heures à Seattle, où des dizaines d’ingénieurs numériseront chaque modèle et enverront les patrons dans tous les centres logistiques du globe. Là, ils seront imprimés en temps réel, selon les commandes des clients, puis pré-pliés par des machines, avant d’être assemblés par les manutentionnaires de l’entrepôt pour expédition.
“Tout a changé, et pourtant rien n’a changé,” commente Matsushita. Si les formes sont différentes, les gestes sont les mêmes, les techniques pareilles à celles qu’enseignaient les maîtres plieurs des siècles passés. Elle exprime volontiers quelques regrets, parmi lesquelles l’usage exclusif du carton rugueux et de ses teintes terreuses et ternes, ou encore le fait que toutes ses créations, si sophistiquées à l’intérieur, prennent systématiquement l’aspect extérieur d’un banal parallélépipède, afin qu’elles puissent s’empiler en un bloc compact à l’arrière d’un camion ou sur une étagère d’entrepôt. Mais tout bien pesé, elle n’éprouve aucune nostalgie pour ses années de solitude et de désoeuvrement. Aujourd’hui, le temple fourmille d’activité. Les parents de la région sont de plus en plus nombreux à sortir leurs enfants des cursus scolaires traditionnels pour les orienter vers un apprentissage au monastère. La sélection est rude, la charge de travail colossale, mais le recrutement bat son plein.
Le temps manque mais je ne résiste pas au plaisir de poser quelques questions plus intimes. Quelle est sa forme préférée ? Depuis le début de notre conversation, Matsushita froisse distraitement un feuillet jaune pâle. En entendant ma question, elle incline la tête vers ses mains désormais immobiles, l’une posée sur l’autre en forme d’oeuf. Elle lève un bras et fait éclore un petit oiseau au creux de sa paume, une grue au plumage mordoré et qui semble dormir. “Orizuru”, murmure-t-elle en me tendant l’animal par le bec.
La pièce dont elle est la plus fière ? Elle lève les yeux et m’indique du regard l’immense lustre qui nous surplombe. C’est une pièce imposante, grande comme un homme, qui tombe du ciel en double spirale constellée de diodes. C’est la Voie lactée et ses millions d’étoiles qui nous éclairent. “Le chandelier Ömstrygg. Il m’a donné du fil à retordre !” Sa trouvaille ? Humidifier le papier de soie pour lui donner la forme exacte de chaque bulbe. Une seule feuille de papier, longue de douze mètres, suffit à protéger les soixante-quatre ampoules, reliées entre elles par autant de fines tiges de verre soufflé. La prouesse n’est pas que technique. Renseignement pris auprès d’IKEA : non seulement les chandeliers sont deux fois moins chers à empaqueter, mais les retours pour cause de casse ont été réduits de près de quatre-vingt-dix pour cent !
Quand j’aborde le sujet de l’intelligence artificielle, Matsushita se permet un sourire pincé. Ne craint-elle pas de voir son art mis en équation, soumis à la dictature de l’algorithme ? Pour toute réponse, elle attrape une feuille de papier, la chiffonne en boule et… me la jette à la figure ! Plus surpris que blessé, je laisse tout de même échapper un aïe. Elle éclate de rire. Puis, l’air soudain grave, elle saisit de sa main droite une autre feuille. D’un geste vif, le majeur de sa main gauche glisse le long de la tranche. Elle presse son pouce contre la pulpe du doigt : une goutte de sang perle, tombe et macule le papier d’un soleil carmin. Alors, presque avec rage, elle déchire la feuille en mille morceaux. Elle réunit les fragments dans son poing fermé, et une seconde plus tard, rouvre les doigts en soufflant à pleins poumons au creux de sa main. Il neige des confettis tout autour de nous, flocons blanc-crème et rouge-sang. “Léger et lourd. Fort et faible. Tranchant et contondant. Le papier est à la fois yin et yang, contient le yin en son yang et inversement. Ses lois échappent à l’intelligence, comme le songe échappe au rêveur qui s’éveille. Il faudrait un coeur artificiel, pas une intelligence, pour accomplir le travail à ma place.”
Un serviteur à l’oreille coupée nous apporte le thé sans mot dire. Matsushita vide sa tasse d’une traite ; je tâche de l’imiter et me brûle la langue. Je zozote en l’interrogeant sur le futur de sa pratique. Lorsque toutes les formes, tous les volumes auront été passés au crible de son art, pourra-t-elle enfin se reposer ? Non. Les demandes des clients ne font qu’augmenter, en volume mais aussi en complexité. Peut-on insérer un petit objet dans un gros ? un fragile dans un solide ? emboiter deux formes “souvent achetées ensemble” ? etc. Les permutations sont sans fin. Le monastère a de beaux jours devant lui.
Au moment de nous quitter, Matsushita s’éclipse un instant. Lorsqu’elle réapparaît, elle porte à bout de bras ce que je prends d’abord pour un bonsaï géant. Quand elle arrive à ma hauteur, je réalise mon erreur : en fait de bonsaï, il s’agit d’un arbre en origami ! Le papier est épais, blanc glacé, coloré par endroits. Ses branches se dressent fièrement puis ploient sous le poids du feuillage. À la lumière du chandelier Ömstrygg, ses minuscules feuilles, caressées par une brise invisible, scintillent comme au clair de lune. Matsushita murmure : “Maple. Érable, comme vous.” Elle incline la tête et me tend les bras. J’attrape l’arbre avec délicatesse, l’inspecte san un mot. Je distingue des lettres, des mots, une police familière, quelques morceaux d’images. Enfin, sur le tronc, je lis : Bloomberg Businessweek · numéro 791, novembre 2024. Je sens poindre une larme à coin d’oeil. Je bégaie un remerciement et prends congé avant que l’émotion ne me submerge.
Ce n’est qu’une fois sur le pas de la porte du monastère que je regrette de n’avoir pas posé la question qui m’embarrasse désormais : comment diable vais-je rapporter cet érable jusqu’à Brooklyn sans l’abîmer ?
L.M.