Nutellax
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Tous les collègues s’étaient agglutinés derrière Martin Zimmer pour profiter du spectacle. Chacun savait que la réunion ne commencerait pas sans le chef, et le directeur du service juridique avait profité de cette ambiance dissipée pour faire défiler des images sordides sur son ordinateur. Des obèses cloués au lit par leur propre poids, des diabétiques amputés d’un pied ou d’une main, d’autres avec tellement de caries qu’on aurait cru leurs dents rouillées. Les râles dégoûtés de l’assistance procuraient à Zimmer un plaisir évident. De mon côté, debout à côté de la toile du rétroprojecteur, je lançais à intervalle régulier des “s’il-vous-plait” auxquels je ne croyais pas moi-même, ignoré comme un prof d’anglais la veille des grandes vacances.
– Non mais franchement… Vous imaginez celui-là, imprimé sur un Kinder Surprise ? Avec la forme de l’oeuf, il aura l’air encore plus gros. L’horreur en trois dimensions.
– Tu vois ça dans un rayon, tu perds l’appétit d’un coup. Ça va être l’hécatombe pour tout le secteur.
– C’est pas possible, on peut pas laisser saccager nos produits comme ça. Il faut riposter.
– Je sais, je sais, répondait Zimmer, ravi de se trouver au centre de l’attention. Mon service fait tout son possible pour bloquer le projet, mais avec les gratte-papiers de Bruxelles, vous savez ce que c’est : c’est pas le bon sens qui les étouffe.
– Si ce truc passe, c’est les actionnaires qui vont s’étouffer. Propose autre chose, n’importe quoi. Pourquoi pas une mention “Manger tue”, plutôt ? Les gamins ne savent pas lire et les parents s’en foutent, alors…
Enfin Capolli débarqua. Dès qu’il fut entré, le brouhaha cessa et les directeurs reprirent leurs places.
– Comme vous êtes mignons, tous assis en cercle, chacun devant son petit pot. On dirait les chevaliers de la table ronde !
La remarque fut accueillie par des gloussements à peine forcés. À humour égal, le patron faisait toujours plus rire que les autres.
– Pourtant c’est de circonstance, poursuivit-il en se tournant vers moi. N’est-ce pas, Lacroute ?
Je n’avais pas rectifié. Bien sûr, officiellement, je m’appelais Lacoudre, Philippe Lacoudre. C’est en tout cas comme ça que j’avais prononcé mon nom toute ma vie, et mon père avant moi, et son père avant lui, mais il n’y avait au fond pas moyen d’être tout à fait sûr. En tout cas, le big boss connaissait les principales syllabes de mon patronyme, et c’était toujours ça de gagné.
– Dans cette histoire, vous êtes Lancelot, n’est-ce pas ? poursuivit Capolli. Si je comprends bien, vous m’apportez le Saint-Graal !
– Saint-Graal, je ne sais pas, M. Capolli, mais le produit est très prometteur. Les retours conso, partagés dans mon email de la semaine dernière, bien que préliminaires, suggèrent que…
– Pas lu. Pas le temps. De toute façon, même avec les meilleurs retours, si ça ne me plait pas, j’arrête tout. Et autant vous dire que ça ne sera pas de la tarte, sans mauvais jeu de mots, parce que si vous pensez m’émouvoir avec vos pépites de quinoa soufflé ou vos barres protéinées au goût carton-pâte, détrompez-vous. D’autres avant vous s’y sont cassé les dents.
Inutile piqûre de rappel. J’étais bien placé pour savoir que quiconque occupait le poste de responsable du marketing de l’innovation vivait sur un siège éjectable. Mes prédécesseurs avaient sauté les uns après les autres, au rythme moyen d’un départ forcé tous les 18 mois. Bien sûr, j’avais profité de l’appel d’air pour prendre du grade, mais j’étais arrivé au bout de la chaîne, et si je n’apportais pas vite une solution au “problème zéro”, j’étais bon pour le grand plongeon. La menace de mon licenciement, restée vague et lointaine pendant plus d’un an, s’était brusquement matérialisées trois semaines plus tôt, quand Maude Breaudoux, du service RH, qui concluait mon entretien d’évaluation, avait laissé échapper : “Au revoir Philippe, et bonne continuation !” Elle avait alors ouvert de grands yeux, et était devenue si rouge qu’elle m’avait donné chaud. “Bonne continuation dans tous vos projets en cours”, avait-elle rectifié, mais nous savions tous les deux à quoi nous en tenir.
À titre purement personnel, le chômage ne me faisait pas peur : j’aurais bien pris quelques mois pour voir venir, réfléchir à une reconversion. J’y songeais depuis un moment. Didier, un pote de la fac, après vingt ans à faire le commercial dans un groupe industriel allemand, était devenu du jour au lendemain coach sportif, suant et épanoui. Hélas, je n’étais pas tout seul dans l’équation. Quand j’en avais parlé avec Valérie, elle m’avait regardé de la tête au pied et recommandé de prendre rendez-vous chez l’opticien. Elle haussait les sourcils chaque fois que j’évoquais la possibilité de changer de carrière, et avait même refusé de participer à mon bilan de compétences, “pour ne pas que je me fasse de films”. J’avais dû me contenter de la contribution de ma mère, qui me trouvait en tout point formidable. Bref, Valérie avait déjà une idée bien précise de ma nullité, et il n’était pas question que je lui en fournisse une preuve irréfutable sous la forme d’un licenciement.
– Oui, Lancelot, c’est ça qu’on veut savoir, me dit Denis Gramont en serrant les poings. Puis il tourna le buste vers Barbara qui se tenait debout à côté de moi. Et qu’est-ce qu’il en dit, Panoramix ? Est-ce qu’elle est bonne, votre potion magique ? Est-ce qu’elle est zélicieuse, la potion ? Parce que, si je puis me permettre, vos produits précédents, ils n’étaient pas vraiment zélicieux. Ils étaient même sacrément zégueulasses !
Pauvre Gramont. Tout angoissé par les images d’obèses qui dansaient encore dans sa tête et jusque sur ses paquets de gâteaux, il mélangeait les druides celtiques et se laissait emporter par la grossièreté. Si la comparaison avec Lancelot était vaguement flatteuse pour moi, l’allusion à Panoramix, vieux druide barbu au pif massif, était carrément insultante envers Barbara, qui portait au-dessus de la lèvre un gros grain de beauté velu qui lui donnait des airs de sorcière. Heureusement, elle parlait un français médiocre qui ne lui permit pas de saisir la référence. Elle sourit en hochant la tête.
– La produit, c’est très bonne, dit-elle en roulant fort les r.
– Très bon, rectifiai-je. C’est ce qu’on a sorti de mieux depuis des années.
C’était trop peu pour impressionner Gramont. Il haussa les épaules, les yeux levés au ciel. Difficile de lui en vouloir. À la tête de la business unit “Gâteaux & Chocolats”, qui brassait dans les 5 milliards d’euros par an et employait plus d’un tiers de la boite, il était à la fois le plus puissant des directeurs et le plus menacé par le contexte actuel. Et si lui seul se permettait de parler sur un ton aussi hargneux, tous ici partageaient son impatience. Le message était clair depuis longtemps : après s’être laissé engraisser sans rien dire pendant un demi-siècle, le consommateur s’était réveillé obèse et très en colère. Il était toujours torturé par le même appétit, mais désormais, il voulait, pour le satisfaire, du ZÉRO. Du rien du tout. Nada, pas de calorie, boire et manger du vent. Les marchands de sodas avaient eu très chaud, mais grâce aux miracles de la chimie moderne, ils étaient parvenus à s’en sortir : à coup d’aspartame, de stevia, de saccharine ou de sucralose, ils avaient remballé la vieille came dans des formules sans calorie, et on pouvait désormais s’envoyer Cocas, Red Bulls, cafés et autres jus plus ou moins gazeux, du matin au soir, sans que la balance s’en émeuve le lendemain. Eux la tenaient, leur potion magique, et ils en vendaient des pleines citernes, mais pour nous autres du grignotage, de la petite restauration, du “snacking” comme on disait à l’international, c’était une autre histoire. Côté nourriture solide, on pédalait dans la semoule. Pas l’ombre d’une innovation à l’horizon, aucune piste pour combiner la gratification d’une poignée de M&Ms et l’absence de culpabilité d’un verre d’eau minérale. On en était réduit à accepter la perpétuelle stagnation des ventes et la baisse des profits, rognés par les taxes de santé publique qui se multipliaient. Quelques incursions avaient été tentées, des carrés d’ananas séchés, des guimauves de tapioca, des recettes certes pas très caloriques, mais hélas beaucoup trop écoeurantes pour provoquer l’achat compulsif dans le désoeuvrement d’une file d’attente à la caisse du supermarché. Tout ça , c’était des produits de niche, achetés par pénitence plutôt que par plaisir, pour donner bonne conscience aux esprits chagrins qui en mâchouillaient un ou deux quand la tentation devenait trop forte. Le bliss point, ce summum de la succulence, cette perfection d’une recette ni trop salée ni trop sucrée et qui poussait à replonger la main dans le paquet sans jamais atteindre la satiété, demeurait hors de portée.
En interne, tous les efforts étaient portés par une conviction : le zéro calorie pouvait changer la donne. Une fois libérés de la peur de la prise de poids, les clients s’autoriseraient à augmenter, à doubler, à quintupler leur consommation. C’était tout l’objet du projet “Zélicieux” que Capolli avait lancé au début de son mandat : identifier un produit à la fois zéro calorie et délicieux, une nourriture alléchante mais pas nourrissante, qu’on pourrait donc vendre par palettes entières au consommateur reconnaissant, et qui promettait d’envoyer le cours de l’action en orbite autour de Saturne. Le service de l’innovation, mon service, devait être le fer de lance de cette révolution, mais, faute de produit convaincant, notre Grand Soir était toujours remis au lendemain.
Après ma réunion avec Maude Breaudoux, j’étais résolu à passer à la vitesse supérieure. J’avais envoyé un email à tout le service, encourageant chacun à penser out of the box, et à m’envoyer leurs idées zélicieuses avant la fin de la semaine. J’avais reçu peu de réponses, principalement des collègues qui me demandaient de les retirer de la liste d’envoi, mais Barbara Kuznetsova, de l’équipe R&D, m’avait envoyé quelques pistes de réflexion intrigantes. Capolli voulait de l’audace, il allait être servi.
À ma demande, Barbara avait bossé jour et nuit pour mettre au point une formule comestible. De mon côté, j’avais fait des pieds et des mains auprès des secrétaires de direction pour obtenir un créneau de réunion d’urgence du comité exécutif, allant jusqu’à amener le chien de l’une chez le vétérinaire et promettant à une autre mes tickets-restaurant du mois suivant, promesse d’autant plus facile à tenir que j’étais sûr d’être viré sous quinze jours si elle ne me venait pas en aide. J’avais réussi, au prix de ces lourds sacrifices, à rassembler toutes les huiles de la boite au même endroit et au même moment, pour une présentation du produit suivie d’une session de questions-réponses avec Barbara et moi.
À quoi reconnait-on une huile ? À première vue, c’est un cadre comme vous et moi, mais il existe un signe infaillible qui la distingue : son titre a eu le privilège d’être traduit en anglais. Un matin, Capolli avait remplacé la mention “P-DG” dans sa signature d’email par celle, beaucoup plus distinguée, de CEO. Sa hiérarchie l’avait imité petit à petit, en cascade : d’abord, le DAF était devenu CFO ; puis les divers directeurs étaient passés SVP, pas s’il-vous-plaît mais èssevipis, pour Senior Vice-President ; enfin, les sous-directeurs étaient devenus des simples VP. Malheureusement pour Valérie et moi, ça n’était pas allé plus bas, et mon titre était resté résolument francophone. J’avais réfléchi à des traductions possibles de “responsable” du marketing de l’innovation, mais responsibol ne roulait pas aussi bien sur la langue que vipi.
Bref, c’était la réunion de la dernière chance, et j’avais décidé de mettre la paquet dès la première minute.
– Mesdames, messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui un produit à la fois familier et radicalement innovant. Dans un contexte particulièrement tendu pour notre industrie, où les menaces réglementaires pèsent aussi lourd que les nouvelles attentes des consommateurs, il est impératif pour une entreprise comme la nôtre, qui souhaite…
– Abrégez, Lacroute, dit Capolli. On le connaît bien, le contexte. Bliss point ou pas bliss point ?
Son interruption m’avait fait perdre le fil d’un discours appris par coeur la veille jusque tard dans la nuit. Il me fallut quelques secondes pour réussir à articuler ces trois mots :
– Bliss point, patron !
La gaffe. J’avais immédiatement regretté d’avoir dit patron. Ça faisait vieux jeu, subalterne. J’étais pourtant coutumier du fait, mes pertes de moyens face à l’autorité remontant à loin, et la lueur qui passa dans le regard de Capolli me rappela celle, déçue et sévère, que j’avais souvent croisée dans les yeux de mon père les soirs de bulletins trimestriels.
– Et côté santé publique, demanda Debrie, qu’est-ce que ça donne ?
Élodie Debrie, toujours à l’affut de la petite bête. Une tête à claques comme on n’en avait plus croisé depuis le collège. Chaque fois que je lui adressais la parole, je devais me retenir de l’appeler Mademoiselle. Je savais que le terme n’avait plus cours, mais du haut de ses 25 ans, elle avait l’air d’une enfant perdue dans un monde d’adultes. Les apparences étaient en l’occurence trompeuses, car Élodie nourrissait une ambition énorme et grimpait quatre à quatre les marches de l’escalier hiérarchique, si bien que les mauvaises langues l’avaient surnommée “l’alpiniste”. Malgré ses trois courtes années d’ancienneté, on parlait déjà d’elle pour remplacer Jean-Yves Ballarian à la tête de la BU “Crèmes et Desserts Lactés.” Le bon Ballarian, qui menait une grève du zèle depuis que le Conseil d’Administration lui avait préféré Capolli au poste de CEO dix ans plus tôt, n’en avait manifestement rien à foutre, et somnolait à l’autre bout de la table.
– A priori, répondis-je, feu vert côté santé publique. Bien sûr, il y a les effets secondaires cités dans mon email, mais si on en fait mention sur l’étiquette, on ne devrait pas avoir de problème pour la commercialisation. Enfin, tout ça devra bien sûr être validé en temps voulu par le service juridique.
Les regards convergèrent vers Martin Zimmer. Je devinai, à son haussement de sourcils ahuri, qu’il découvrait le dossier en direct. Il ne résista pourtant pas au plaisir de lever les deux pouces. Il reçut, pour récompense de son audace, les sourires attendris de ses collègues.
– Je crois qu’on peut passer au moment de vérité, qu’en dîtes-vous ? demanda Maryse Franchard avec une nonchalance exagérée qu’elle contredit aussitôt en s’humectant les lèvres. Il faut tout de même qu’on y goûte, à cette prétendue merveille.
Pour Franchard, notre directrice financière, l’enjeu était de taille. Il ne s’agissait pas seulement de croissance et de profits, il y avait là une question personnelle à régler. Malgré ses régimes à répétition, ses rendez-vous trimestriels chez le diététicien, les encouragements de son coach personnel et la mise sous clef par son mari de tous les biscuits et bonbons du foyer, son Indice de Masse Corporelle continuait d’avoisiner sa pointure de chaussures. Elle avait, de son propre aveu, une “personnalité addictive”, c’est-à-dire des instincts voraces et une tendance à les suivre. Ce trait de caractère avait dû s’avérer très utile chez ses ancêtres chasseurs-cueilleurs, car alors, gare à celui qui ne se jetait pas sur le premier morceau de mammouth venu : il prenait le risque de mourir de faim avant qu’on ait tué le suivant, perdant du même coup sa place dans le grand jeu de chaises musicales darwinien. Hélas, depuis que la nature avait été asservie, et que le manque chronique de nourriture avait fait place à son hyper abondance, Franchard et ses congénères vivaient des existences torturées, forcés de réprimer cent fois par jour des instincts inscrits au plus profond de leur être par toute une généalogie de crève-la-faim passés avant eux. Pendant ce temps-là, les abstinents, ceux dont les aïeux avaient traversé les siècles sans s’appuyer sur une stratégie aussi gloutonne, se permettaient de les toiser d’un air dégoûté en leur conseillant de faire un peu attention. Franchard faisait attention de tout son coeur, mais ça ne suffisait pas. Elle tenait bon pendant des jours, parfois des semaines, et puis, au détour d’un placard, à la recherche d’une poignée de graines de courge pour combler le creux qui lui tenaillait l’estomac, elle tombait sur un paquet de chips entamé, oublié là par un stagiaire au métabolisme encore indulgent. Elle hésitait, salivait, se jurait de n’en prendre qu’une, puis, la première chips vite expédiée, négociait avec elle-même une pleine poignée, et une seconde, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste que des miettes. Alors, perdue pour perdue, elle haussait les épaules et secouait le paquet au-dessus de sa bouche grande ouverte, laissant ruisseler jusqu’au fond de sa gorge les derniers éclats de pomme de terre. Enfin, soudain prise de remords, elle rangeait le paquet dans son sac à main, pour s’en débarrasser plus tard, loin du bureau, dans une poubelle municipale et anonyme où ses collègues aux oeillades méprisantes ne pourraient jamais la trouver. Elle s’en voulait affreusement de ce manque d’auto-discipline et se consolait à grands renforts de glace au chocolat. Pour Franchard, le snacking zéro calorie, c’était la fin du cauchemar, une planche de salut, la sortie du tunnel de la honte. À dire vrai, elle représentait notre coeur de cible.
Les visages se tournèrent vers Capolli, qui consulta sa montre.
– D’accord pour une dégustation, mais rapide.
Joignant le geste à la parole, il saisit le pot qui se trouvait devant lui, dévissa le couvercle et porta le contenant à ses lèvres. Il se pinça une narine, renifla trois coups, parut satisfait, puis, délaissant la cuillère en plastique prévue à cet effet, il trempa son auriculaire dans la pâte. Il inspecta longuement l’échantillon, plissant fort les yeux comme l’aurait fait un joailler devant une pierre rare, puis il y déposa une pointe de langue timide qui se rétracta aussitôt.
Il ferma les yeux. Dans la salle, les lieutenants, toute respiration suspendue, guettaient la réaction du chef.
– C’est bon, dit-il en hochant la tête, la bouche crispée dans une moue de carpe impressionnée.
Soupirs de soulagement du public. Franchard lui emboîta le pas sans transition, intrépide, gobant une pleine bouchée d’entrée de jeu. Debrie ouvrit son pot, gratta la surface du bout de sa cuillère, et d’un geste presque sensuel, déposa sur sa langue une noix brune qu’elle laissa fondre en fermant les yeux.
– Waou, s’exclama Gramont, assez fort pour réveiller Ballarian en sursaut.
– On dirait du vrai.
– Ça va faire un carton.
– C’est presque meilleur !
– Même moi qui n’aime pas ça d’habitude, je dois reconnaître que…
– C’est vraiment zéro calorie ? demanda Franchard, soudain inquiète. Zéro, zéro ?
– Zéro, zéro !
– Incroyable.
– Il y aura un avant et un après, c’est certain, glissa sur un ton prophétique Michel Kieffer, le directeur du département “Achats & Relations Fournisseurs”.
Atmosphère joviale et conquérante. Chacun partageait ses impressions sur le produit, y allant de son commentaire tantôt spirituel et tantôt impressionné, et se resservant copieusement. La menace de mon licenciement s’estompait, pareille à ces cauchemars qui semblent si réels au réveil mais ne laissent à l’heure du café qu’un souvenir vaguement désagréable. Si Capolli et sa bande validaient le projet, on passerait en phase de pré-lancement. Je serais alors intouchable pour un bon moment. Il faudrait ajuster la formule, préparer la segmentation du marché, tester le messaging auprès de focus groups, voir, revoir, rectifier et recommencer le packaging jusqu’à l’écœurement, et préparer les centres de production à monter en charge en fonction des prévisions de vente. Il y en avait pour un an au moins, voire deux si on ne faisait pas de zèle. Le temps de se retourner, quoi.
Tout de même, à les voir se gaver comme des naufragés après leur sauvetage, je fus pris d’un léger doute. Capolli dissipa toutes mes inquiétudes.
– Mon petit Lacroute, c’est du très bon travail. Je ne le dis pas souvent, mais aujourd’hui je me l’autorise : bravo.
– Merci, papa !
C’était sorti tout seul.
– Pas papa. Patron.
Subalterne et bègue, le jackpot. Capolli leva un sourcil, mais se retint de tout commentaire.
– À mon retour, poursuivit-il, il faudra qu’on parle de votre avenir ici. J’ai connu des VPs bien moins performants que vous, si vous voyez ce que je veux dire.
Il m’envoya un clin d’oeil complice. Un frisson passa sur ma nuque. VP ? Avec BU rien qu’à moi, assistante de direction, bureau d’angle, voiture de fonction ? Tu entends ça, Valérie chérie ? Le boss l’a dit, et devant témoins : ton mari sera VP, et par conséquent, pas du tout un minable.
Cet instant de bonheur fut interrompu par un affreux rot tout droit sorti des entrailles de Ballarian. Ce dernier eut la présence d’esprit de tousser dans la foulée, très fort et à trois reprises, pour laisser croire à un chat dans la gorge récalcitrant. Capolli le foudroya du regard.
– Je dois dire que ce qui me gêne un peu, dit Franchard, c’est le nom. “Nutella-X”, ça fait un peu… chimique, non ?
– J’allais dire pornographique, renchérit Kieffer.
– On dirait un superhéros, risqua Gramont.
– Il faudra trouver mieux avant le lancement, conclut Debrie.
– C’est un malentendu, répondis-je, bien décidé à défendre mon poulain. Ça se prononce comme ça s’écrit : “Nutellax”. C’est à la fois familier, innovant et descriptif.
Levée de sourcils dubitatifs. Par jalousie, sans doute. Une trouvaille aussi évidente, on s’en veut de ne pas y avoir pensé tout de suite. Franchard s’apprêtait à me contredire, mais elle fut coupée dans son élan par une vibration grasse et sonore qui jeta un grand froid dans l’assistance. Juliette de Mareuil, directrice de la BU “Gourmets, Prestige & Grandes Occasions”, petit bout de femme toujours bien apprêtée, maquillée et manucurée, venait d’émettre une série de déflagrations incongrues et vraisemblablement odorantes. Elle écarquilla des yeux de chouette, s’efforçant de ne pas bouger, bien décidée à ne rien trahir de sa faute et même à nier s’il le fallait. Hélas, Kieffer, son voisin de gauche, l’avait déjà dénoncée sans un mot lorsque, sous le coup de la surprise, il s’était retourné vers elle d’un brusque mouvement de tête. Pour racheter sa faute, il se plongea dans une étude intense du dossier posé sous ses yeux, dossier par ailleurs illisible car orienté à l’envers, et dont il rectifiait l’orientation aussi progressivement, aussi doucement que le lui permettait sa main tremblante. Bernard Jacquemet, jovial responsable des Services Informatiques et actuellement assis à la droite de Mareuil, n’en menait pas plus large. Il n’arrivait pas à contenir un sourire puéril qui s’étirait le long de ses joues. Terrifié à l’idée qu’il n’éclate en un rire nerveux, Jacquemet décida de le cacher derrière une main crispée, adoptant ainsi la pose universelle de celui qui se rappelle subitement qu’il a laissé le four allumé en partant le matin.
Juliette de Mareuil était tétanisée. Seules ses narines, dont les contours rougis par la honte se contractaient à toute vitesse, signalaient qu’un coeur battait encore au-dessus de ses traitres boyaux. À l’autre bout de la table, Élodie Debrie, mue par une solidarité féminine dont elle se rendait rarement coupable, s’éclaircit la gorge et relança la conversation :
– Racontez-nous, M. Lacoudre : comment l’idée vous est venue ? Après tout, vos équipes cherchent depuis des années sans rien trouver. Qu’est-ce qui vous a mis sur la bonne voie ?
Ah, le truc du mythe fondateur. Je savais, pour l’avoir lu dans Challenges, combien le succès d’un nouveau produit en dépendait. Il fallait fournir au public une histoire simple et mémorable qui retrace la genèse du projet. Un eurêka rétrospectif dont chacun pourrait dire : “il suffisait d’y penser !” J’étais préparé. De toute façon, je ne pouvais pas leur servir la version authentique, selon laquelle Barbara, en quittant son poste dans un laboratoire militaire biélorusse au début de la guerre, avait emporté le secret d’une molécule inodore, insipide et aux propriétés actives fascinantes.
– Merci de poser la question ! L’histoire est amusante. Il y a quelques mois, j’étais invité à déjeuner chez mon beau-frère et sa femme, qui tenaient à nous présenter leur dernier né. Un petit Félix, un grand gaillard joufflu, avec un sacré timbre, si vous voyez ce que je veux dire ! Personnellement, je n’ai jamais été très à l’aise avec les bébés. Pour les miens déjà, je ne savais pas trop comment m’y prendre. Mais voilà, après le café, ma belle-soeur ne veut rien savoir, elle insiste, elle tient à ce que je donne le biberon. Ça avait l’air de lui faire vraiment plaisir, alors j’ai joué le jeu. J’ai donc Félix dans la main gauche, le biberon dans la main droite. Le petit prend trois gorgées de lait, et vlan. Je ressens un frémissement au creux de la main, puis une chaleur qui se diffuse. Alors je réalise : le cher ange est en train de remplir sa couche ! Et il n’y va pas à moitié, ça dure un bon moment, avec bruit et odeur. Évidemment, je suis très gêné. Pour me détendre, son père me donne un coup de coude amical et me dit : “c’est toujours comme ça : sitôt rentré, sitôt sorti !” C’est là que l’idée d’un…
Kieffer s’était levé d’un coup. Il resta une longue seconde immobile, interdit, le front luisant, le regard perdu dans le vague. Une goutte de sueur roula du sommet de son nez jusqu’à son menton, contournant la commissure des lèvres qui tremblaient un peu. Enfin, il annonça qu’il avait un coup de fil très important à passer, et il se dirigea vers la sortie.
– M. Kieffer, votre téléphone…
Il s’arrêta, me dévisagea un instant, se retourna en direction du téléphone oublié sur la table, hésita. Une nouvelle goutte de sueur glissa le long de sa tempe. Enfin, comme frappé par la foudre, il agrippa son ventre à deux mains, et se remit en route avec un empressement renouvelé.
Il avait déjà ouvert la porte lorsqu’Élodie Debrie, assise au plus près de la sortie, jaillit comme un diable hors de sa boite. Elle bredouilla je ne sais quoi au sujet d’un document oublié à son bureau, et s’engouffra dans l’embrasure de la porte au même moment que Kieffer, si bien qu’ils s’y trouvèrent coincés épaule contre épaule. Ils tortillèrent des hanches pour se frayer un passage, Kieffer s’aidant de la poignée qu’il tenait toujours bien en main, Debrie usant de ses coudes pointus comme des piolets. Après quelques secondes de cette lutte pathétique, ils traversèrent ensemble le pas de la porte. La tension de leurs deux corps soudain relâchée les propulsa vers l’avant. Ils mirent à profit cet élan pour déclencher un sprint, à peine gênés dans leur effort par leurs chemises cintrées, vestes de tailleur, pantalons droits et talonnettes de rigueur.
Quand ils eurent tourné l’angle du couloir, le calme revint dans la salle, mais ne dura pas. Je m’apprêtais à reprendre le fil de ma présentation quand Franchard annonça qu’elle allait voir s’il n’était pas arrivé quelque chose de grave à Kieffer et Debrie. Capolli intervint, expliqua qu’en tant que CEO, c’était sa responsabilité personnelle de s’assurer du bien-être de ses employés, et qu’il irait donc en personne s’enquérir de leur état. Sur quoi il quitta la réunion, marchant sur les talons, le dos cambré. Franchard sortit à sa suite sans fournir plus d’explications, avec une rapidité de mouvements insoupçonnée. C’est à ce moment que Leburgaud, de la BU “Apéritifs et Snacking Salé”, leva un doigt tremblant dans ma direction et se mit à gémir à grands coups de han étouffés. Enfin il réussit à cracher son accusation :
– Empoisonneurs ! Assassins !
C’était désormais certain, personne n’avait lu mon email. J’improvisai une explication sous la pression.
– Mesdames, messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui un produit à la fois familier et radicalement innovant. Dans un contexte particulièrement tendu…
– Mais il se moque de nous ! explosa Gramont. Qu’est-ce que vous avez mis dans votre foutu machin, nom de Dieu ?
Je vis briller dans son regard une lueur de rage qui me serra la gorge. Gramont, fort comme un boeuf et supposément ceinture noire de judo, crevait d’envie de me sauter dessus pour me secouer comme un hochet. Heureusement pour moi, ses luttes intestines l’obligeaient à se tenir plié en deux. Il resta sagement à sa place. Je parvins enfin à prononcer quelques mots, signalant à ces messieurs dames que toutes les informations pertinentes leurs avaient été fournies par email la semaine passée, et qu’il leur aurait suffit de consulter la documentation jointe pour s’épargner un malentendu fâcheux. Par ailleurs, les propriétés laxatives du Nutellax représentaient une innovation majeure, condition nécessaire pour prétendre au fameux “net zéro calorie” dont nous avions tous, et je dis bien tous, grand besoin, et qu’il était par conséquent malvenu de leur part…
Avant même que je pusse conclure, la pièce sombra dans un chaos complet. Tous les directeurs bondirent de leur siège et se ruèrent vers la sortie, qui boitillant à cloche-pied, qui la main posée sur le postérieur. Certains dénouaient en hâte leur noeud de cravate, d’autres arrachaient carrément leur ceinture. Attroupés devant la porte, ils parvinrent à former une file indienne de fortune qui permit une évacuation relativement fluide, mais une fois dans le couloir, ce fut la débandade des gnous affolés par les lions. Ceux de ces malheureux moins familiarisés avec le plan d’étage criaient “Les toilettes ? Les toilettes !” avec des accents de panique, tout en s’efforçant de suivre le mouvement des autres. J’entendis un “Maman…” suppliant, sans pouvoir en identifier l’auteur, tant la voix était déformée par l’émotion.
Enfin, le silence se fit. Il ne restait plus dans la salle que Barbara et moi. Nous restâmes un long moment sans rien dire, côte à côte, pour tout dir eun peu sonnés. Puis le rétroprojecteur, comme s’il devinait qu’on n’aurait plus besoin de ses services, passa en mode veille, et enclencha son ventilateur asthmatique. Barbara se tourna vers moi et me tendit la main.
– Bon continuation, dit-elle, un sourire douloureux aux lèvres.
– Merci, Barbara. Bonne continuation à vous aussi.
Je ne pris même pas la peine de me cacher en tirant la flasque de ma veste. Je m’envoyai une bonne rasade de réconfort et fus pris au dépourvu par le picotement des bulles sur ma langue. En éternel optimiste, j’avais eu l’idée lumineuse, juste avant le début de la réunion, de remplacer mon Yamazaki 12 ans d’âge par du champagne frais. Bien fait pour moi.
En route vers mon bureau, je tâchai d’inventer une explication plausible à mon imminent licenciement, sachant d’avance que Valérie refuserait de prendre ma défense dans cette affaire.