Nutellax
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À ma grande surprise, le Nutellax connut un démarrage poussif.
Au sein de la boite, l’habitude voulait que les nouveaux produits ciblent en priorité les enfants : ils étaient moins regardants sur la liste des ingrédients, leur provenance, les conditions de fabrication, et plus susceptibles de se laisser convaincre par un packaging outrancier et une recette gourmande. Une mascotte toute mignonne, une campagne de pub passée en boucle à l’heure des dessins animés, des têtes de gondole dans tous les supermarchés, et six semaines après le lancement le tour était joué. En plus, on faisait avec eux d’une pierre deux coups : à cet âge-là, ils formaient des habitudes de consommation qui pouvaient durer des décennies, parfois même les suivre toute leur vie. Hélas, dans leur grande immaturité, les enfants se moquaient pas mal des effets de leur alimentation sur leur poids. Les avantages comparatifs du Nutellax ne leur faisaient ni chaud ni froid, et nos premiers chiffres annonçaient un sacré flop.
J’avais bien cru être arrivé au bout de mon aventure industrielle. Ma récente promotion, au lieu du tremplin vers le firmament managérial que j’avais imaginé, ressemblait plutôt au dernier soubresaut d’un poisson hors de l’eau. J’attendais le coup de fil fatidique qui m’annoncerait la fin de partie.
Mais le coup de fil ne vint pas. Capolli avait d’autres chats à fouetter : depuis que la fusion avec le groupe pharmaceutique avait capoté, il était lui-même dans une position délicate. La version officielle de l’échec faisait porter le chapeau à l’UE. Martin Zimmer avait servi aux actionnaires une soupe juridique à base de lois antitrust et de climat réglementaire inopportun, mais en coulisses la réalité était bien plus simple : le laboratoire ne voulait plus de nous. Le Rygopic, un médicament censé réguler les troubles de l’attention, venait d’être mis sur le marché aux États-Unis, et s’écoulait aussi vite que les usines pouvaient le fabriquer. Son fonctionnement sur les sujets hyperactifs n’avait rien de révolutionnaire : grâce à son effet dépressif, les malades retrouvaient une existence calme et banale, quoiqu’un peu plus terne qu’auparavant. Mais c’est chez les sujets dits sains que le produit avait trouvé sa vraie vocation. Chez eux, si la dose normale de Rygopic suffisait à ôter le goût de la vie, pris en micro-dose le médicament coupait seulement l’appétit. Les stars d’Hollywood s’étaient rapidement passé le mot. Finis les burgers-frites clandestins, cachés derrière des lunettes noires pour échapper aux paparazzis ; finies aussi, les séances de fitness interminables entre deux tournages. Une injection matin et soir suffisait à faire passer l’envie de manger. Tant pis pour les effets sur la santé mentale, la plupart des acteurs s’étant déjà habitués, depuis leurs premiers castings restés sans suite, à vivre dans un état dépressif stable et plus ou moins aigu.
Le tuyau s’était refilé de vedette en starlette, de présentateur télé en personnalité politique, jusqu’à arriver aux cousins dégénérés de la profession, influenceurs des réseaux sociaux et autres créateurs de contenus, qui avaient lâché l’info au grand public. Depuis, la moitié du pays rêvait de soigner sa silhouette comme on traite une maladie chronique, et chacun cherchait à se faire prescrire du Rygopic. Les traitements coûtaient chers. Pour que les mutuelles en acceptent la charge, on trouvait en quelques clics un médecin ravi de poser un diagnostic complaisant après cinq minutes de vidéoconférence. Les cas d’hyperactivité avaient explosé, et avec eux, les cours de bourse des entreprises du secteur pharmaceutique.
Dans ces conditions, la fusion à parts égales entre notre groupe et le laboratoire n’était plus tenable. Il aurait fallu accepter de se faire absorber. “Plutôt crever que de me faire bouffer par un pharmacien”, avait lâché Capolli en réunion du Comex. C’était de l’esbroufe. Pour un bon prix, il aurait vendu sans hésiter. La vérité, c’est qu’il n’avait reçu aucune offre de rachat. Depuis l’arrivée du Rygopic, les synergies entre nos entreprises s’étaient évaporées : pour chaque médicament vendu d’un côté, c’était un de nos produits qui n’était pas consommé de l’autre. Le jeu était à somme nulle, et plus personne ne souhaitait que le mariage se fasse.
Heureusement pour nous, la menace pharmaceutique peinait à traverser l’Atlantique. Pour le consommateur européen, l’abstinence n’était pas une vertu mais un aveu d’échec. Il refusait de céder à cette morale de rabat-joie. Avec la cigarette déjà, il avait tenu bon. Quand son homologue américain s’était sevré du tabac en quelques décennies à peine, lui avait préféré prendre son mal en patience, clope au bec, portant sa trachéotomie comme une médaille, jusqu’à ce qu’enfin les vapoteuses lui ouvrent une nouvelle voie de consommation décomplexée.
Capolli gardait foi dans le Nutellax, mais les résultats devaient se matérialiser rapidement. Il m’enjoignait à persévérer, à pivoter vers un segment de marché plus prometteur, exigeant des rapports quotidiens et des réunions bi-hebdomadaires, balançant au gré de ses lubies des emails laconiques du style “du nouveau ?”, “et les vieux ?”, “et les célibataires ?”, “et les ruraux ?”, véritables grenades managériales que je m’empressais de refiler à un subordonné, qui passait le reste de la journée à élaborer une réponse à grands renforts de périphrases ambigües et de graphes indéchiffrables.
À force de tenter la chance, on avait fini par décrocher le gros lot : les TBG. Les Trentenaires Bedonnants et Grisonnants formaient le segment de marché idéal pour le Nutellax. Toujours désireux de croquer la vie à pleines dents, mais rendus soudain conscients de leur mortalité par les premiers coups de poignard que le temps infligeait à leurs corps, ils étaient prêts à tout pour continuer de jouir du présent sans regarder le futur en face. Dans les étapes du deuil, ils avaient passé le stade du choc et se trouvaient désormais bien installés dans le déni. Trop stressés pour mieux manger, trop pressés pour faire du sport, ils se savaient condamnés à empiler les kilos au même rythme que leurs bambins et acceptaient leur sort avec amertume.
Les promesses du Nutellax répondaient à toutes leurs angoisses ; ne restait plus qu’à les convaincre d’en supporter les effets indésirables. Pour y arriver, le coup de génie avait consisté, comme souvent, à retourner le problème sur lui-même. Plutôt que d’inciter les consommateurs à manger du Nutellax tout en les mettant en garde contre les risques d’incontinence, message jugé trop alarmiste lors de nos premiers focus groups, on les poussait à mettre à profit le temps qu’ils passaient déjà aux toilettes en le combinant avec un instant snacking. La corde productiviste était sensible chez les TBG, car dans leur jonglage perpétuel avec les différentes priorités de leur âge, priorités personnelles, professionnelles et familiales, ils manquaient perpétuellement de temps. En plus, ça nous plaçait d’emblée dans un marché adressable en pleine croissance : depuis l’avènement des smartphones, les adultes passaient, en moyenne, trois fois plus de temps aux WC que la génération précédente, et la vague montante du télétravail avait encore accentué la tendance.
Les stations de métro avaient été couvertes d’affiches montrant un jeune adulte en bras de chemise, assis sur un trône de faïence, téléphone dans une main, tartine dans l’autre, la lèvre surmontée d’une fine moustache de pâte à tartiner, le visage figé dans une émotion de pure jouissance, yeux clos et bouche entrouverte. Slogan familier et décalé : “C’est ça un moment Nutellax.” En police plus petite, pour satisfaire les plus curieux, on explicitait : “Pas de temps à perdre, pas de kilos à gagner. Nutellax, 0 calorie, 100% plaisir.”
L’argument avait fait mouche. Dans un premier temps, bien que l’idée plût, le sujet était resté tabou parmi les consommateurs, mais semaine après semaine, les ventes décollaient. Il avait fallu qu’une influenceuse en vogue dévoile son secret minceur pour que les langues se délient pour de bon. D’autres blogueuses disaient avoir constaté un effet de halo : les propriétés anti-caloriques du Nutellax semblaient s’étendre à toute nourriture avalée dans la demi-heure précédant l’ingestion de la pâte. Une nouvelle chorégraphie était apparue dans les dîners en ville : un convive, souvent une femme mais pas toujours, après l’entrecôte-frites, s’excusait poliment, prenait la direction des toilettes et gobait en chemin, avec une élégance discrète, un berlingot de Nutellax, puis revenait dix minutes plus tard, frais et pimpant, prêt à dévorer les profiteroles à la glace vanille sans une once de culpabilité. Chez les plus décomplexés, on se refilait le pot tour à tour, comme le témoin d’une course de relais qu’on courait en canard, un peu ballonné par la troisième part de tartiflette. Les videurs de boites de nuit, habitués à un autre genre de manège autour des WC, fouillaient les fêtards, inspectaient les cabines à la recherche de traces de poudre, sans rien trouver d’autre que des pots vides et des cuillères usagées.
Partant des TBG, le Nutellax s’était propagé de proche en proche à toute la population. Les célébrités nous sollicitaient pour en faire la promotion. Les belles histoires s’écrivaient toutes seules, il y en avait pour tous les goûts : Pierre Ménès pour les footeux, Laurence Boccolini pour les femmes ménopausées, Didier Bourdon pour les bons vivants. Tous ceux qui avaient dû fuir les feux des projecteurs à cause de leurs kilos en trop sortaient enfin du bois et racontaient, la tête haute et le ventre plat, la chronique de leur reprise en main, comme s’ils avaient survécu au cancer ou à la mort d’un enfant. Le public aimait ça.
Quant à moi, j’étais touché par la grâce. Dans ma vie professionnelle, enfin, j’avais le sentiment d’accomplir quelque chose. Pas seulement à titre individuel, bien que je profitasse à fond des honneurs réservés aux gagnants. Je touchais plus d’argent que je ne pouvais en dépenser, j’étais chouchouté par les directions des enseignes de distribution qui pensaient s’attirer mes bonnes grâces à coups de menus 3 étoiles et de matchs de foot en loge présidentielle, et je lisais avec délice les messages que m’adressaient d’anciens camarades de classe quémandant un poste dans mon service ou, pour les plus pudiques, un stage pour leur fils. La boîte elle-même allait mieux que jamais. La valeur boursière avait triplé en quelques mois. On embauchait à tour de bras. Les jeunes diplômés délaissaient les cabinets de conseil et les banques d’affaires pour lancer leur carrière chez nous. Des succès agréables, je le reconnaissais volontiers, mais mon sentiment d’euphorie venait d’ailleurs. Le monde lui-même semblait aller mieux. Les gens perdaient du poids et profitaient de la vie. Les portions caloriques journalières augmentaient, montant à 3000, 4000, 5000 calories pour certains ; et en même temps, les chiffres d’obésité et de diabète reculaient. Les agriculteurs pouvaient enfin respirer un peu, soulagés par une demande aussi soutenue qu’inattendue et qui tirait leurs prix vers le haut. Les silos à grains se vidaient, les usines tournaient à plein régime, l’activité économique toute entière semblait entraînée dans cet élan. C’était grisant de participer à ce mouvement plus grand que soi. Plus grisant encore, Capolli ne m’appelait plus Lacroute. Du jour au lendemain, sans donner d’explication, sans s’excuser non plus, il avait cessé d’écorcher mon nom, en privé comme en public. Je me couchais chaque soir avec le sentiment du devoir accompli.
Pourtant, certains matins de solitude, l’utopie semblait avoir perdu de son éclat. Dans mes moments de doute, j’étais persuadé que tout cela ne durerait pas. Rien de ce qui m’était arrivé de bien dans la vie n’avait tenu promesse, tout finissait en eau-de-boudin, l’insouciance heureuse cédait la place, les déceptions usuelles reprenaient leurs droits. Cette parenthèse ne ferait pas exception. J’en voulais pour preuve cette épine cruelle qui me tourmentait. Dans l’engouement général, une personne restait insensible : Valérie. Elle n’avait d’abord pas pris au sérieux ma promotion, convaincue que j’étais le dindon d’une farce qui me dépassait largement. Elle imaginait une conspiration en interne qui finirait par se retourner contre moi. “Tu ne pourras pas dire que je ne t’avais pas prévenu”, avait-elle lâché un jour. Comme ma chute se faisait attendre, et que le projet suivait son cours, elle avait changé son fusil d’épaule et s’était mise à tourner nos ambitions en dérision. “Vous allez droit dans le mur. Personne ne s’abaissera à bouffer ça.” Puis, face aux premières percées du produit, plutôt que de reconnaître son erreur, elle nous avait accusés de cibler délibérément des populations fragiles (“Vous profitez de nanas mal dans leur peau pour fourguer votre came, sans vous soucier de leurs vrais problèmes !”). Enfin, quand le succès était devenu trop évident pour être ignoré, elle avait décidé de s’en prendre à ma personne, sans faux semblant. Un matin, elle m’avait dit : “Ton Nutellax, Philippe, c’est pas seulement zéro calorie. C’est aussi zéro dignité. Au fond, il est à ton image.” Sur quoi elle était partie avec les enfants habiter chez sa mère pour se donner le temps de la reflexion, plus sûre de vouloir partager la vie de “l’empoisonneur national”.
À ma grande surprise, je m’accommodais plutôt bien de son absence. La dernière fois qu’elle était partie, je l’avais suppliée de rentrer à la maison dès le lendemain (je déteste dormir seul). Cette fois-ci, j’étais trop absorbé par le travail pour laisser transparaitre ma souffrance. Et, il faut le dire, j’étais aussi soulagé de pouvoir me servir un deuxième verre de rouge au dîner sans avoir à subir ses reproches systématiques. En chien de Pavlov martyrisé, Valérie se mettait à saliver, mais de rage, dès qu’elle entendait le pop du bouchon de liège. “Tu es sûr que tu as besoin de ça ?” “T’en as pas ouvert une hier ?” “C’est pas un verre, ça, c’est un bol,” et autres piques qui me filaient le cafard bien avant la gueule de bois. Ces temps-ci, je ne buvais certes pas moins, mais j’en profitais beaucoup plus.
Malgré sa réaction excessive, Valérie n’avait pas tout à fait tort. Certaines évolutions échappaient à notre contrôle. Au début de l’été, nous avions lancé une campagne participative sur les réseaux sociaux : le #NutellaxChallenge, qui invitait les utilisateurs à se filmer en train de manger du Nutellax dans les endroits les plus incongrus. Quand l’agence l’avait présentée en réunion d’avant-vente, l’idée m’avait parue géniale. Résultat des courses : bide total. Le concept ne suscitait aucun enthousiasme auprès du public. Après quatre jours de communication molle, l’échec était avéré. Je m’apprêtais à couper les dépenses en espérant limiter les dégâts, quand soudain les tableaux de bord se mirent à clignoter furieusement. La campagne décollait. L’analyste de l’agence qui nous avait vendu le projet était aussi surpris que nous, mais ça ne l’empêchait pas de se féliciter de ce succès. Il poussait le bouchon jusqu’à nous reprocher d’avoir douté de sa compétence, et se permettait des poncifs prétentieux du genre : “Ça fait plus de trois ans qu’on est dans le métier : on sait ce qu’on fait !”
C’était évidemment faux. Quand mon stagiaire m’avait décrit le genre de vidéos que les internautes faisaient circuler, j’en étais tombé de ma chaise. L’esprit de la campagne originale avait été détourné en une forme bien moins consensuelle : le #NutellaxSurprise. L’idée consistait à faire avaler, à son insu, du Nutellax à une insouciante victime, chose aisée tant le goût était semblable à celui de la formule originale, puis à la filmer au moment où les effets laxatifs se feraient sentir. Les déclinaisons ne manquaient pas : dans le bus, en classe, au musée, pendant un rendez-vous amoureux ou un entretien d’embauche, tous les scénarios y passaient. Plus la situation était embarrassante, plus la vidéo était visionnée et partagée. Nous accueillions la montée de cette vague avec des sentiments mitigés, tiraillés entre la fierté de faire un buzz national et l’horreur des images qui nous parvenaient.
L’apothéose avait été atteinte lorsqu’un petit diablotin avait eu l’idée de tartiner le goûter de toute sa colonie de vacances au Nutellax, juste avant la sortie à la piscine. La vidéo prenait aux tripes. Une vingtaine d’enfants pleuraient dans une eau boueuse, battant des mains, buvant la tasse, appelant maman, les moniteurs tétanisés hurlaient des instructions contradictoires depuis le bord du bassin, un maître nageur tendait sa perche du bout des doigts en prenant bien soin de ne pas se mouiller, tout ça sous le rire franc, l’hilarité naïve du cameraman qui ne perdait pas une miette du spectacle. Le grand bain avait dû être entièrement drainé, la piscine fermée pendant trois jours, et la municipalité de Bernay-en-l’Eure intentait une action en justice contre l’entreprise pour incitation à la destruction de biens publics. Le clip avait fait onze millions de vues en deux jours, un record absolu dans l’industrie. En interne, Capolli nous avait d’abord félicités, mais l’opinion publique restait hostile et il avait fallu faire un geste pour apaiser la foule. Le patron avait présenté ses excuses dans Les Échos, et avait annoncé en fin de tribune le licenciement pour faute de Martin Zimmer.
Le parcours était houleux, mais le Nutellax poursuivait son inexorable montée en puissance, et je m’élevais dans son sillage. Hélas, ma réussite se faisait au détriment de certains de mes collaborateurs. Depuis l’affaire du #NutellaxSurpise, les ventes de la formule originale étaient en chute libre. Les consommateurs se méfiaient : si l’on n’avait pas acheté le pot soi-même, si l’on n’avait pas tartiné soi-même le pain, on se savait à la merci d’un mauvais farceur en quête de son quart d’heure de gloire. Dans le doute, les gens traitaient toute pâte à tartiner de provenance inconnue comme s’il s’agissait de Nutellax, et se préparaient en conséquence, s’assurant d’une voie d’accès dégagée vers les toilettes avant de se mettre à table. Dès lors, puisqu’on allait de toute façon manger pas loin des cabinets, autant acheter du Nutellax, on s’épargnerait un moment de doute tout en prenant soin de sa ligne. Ainsi, ma BU avait petit à petit cannibalisé les ventes de celle de Denis Gramont, qui n’en menait pas large. Il était désormais sous pression constante. Capolli voulait revoir ses projections plusieurs fois par semaine, lui demandait de nouveaux plans stratégiques, des idées créatives pour gonfler les chiffres sans faire froncer les sourcils des auditeurs, voulait relire ses emails envoyés aux équipes, participer aux négociations des contrats de distribution, et cent autres requêtes qui mises bout à bout constituaient le grand tout du micro-management. Gramont, habitué aux succès éclatants et aux félicitations publiques, prenait très mal la chose. Il houspillait ses troupes, demandait aux employés de rester tard le soir et de revenir le week-end, leur promettait des bonus aussi mirobolants qu’inaccessibles, et leur parlait à tous avec encore moins de respect qu’à son habitude. Cette débauche d’effort était aussi épuisante qu’elle était futile. Le problème n’était pas compliqué, mais n’admettait aucune solution : le monde voulait du Nutellax, rien d’autre, et Gramont n’en vendait pas.
Comble d’ironie, c’est dans la malbouffe qu’il trouvait son réconfort. En réunion, dans son bureau, en déplacement, il mâchonnait toujours quelque chose. Il s’interdisait évidemment le Nutellax, ne consommant que les produits de ses propres marques. L’effet sur son physique était désastreux. Lui, jadis si imposant avec sa nuque de buffle et ses pectoraux qui tendaient le tissu de ses chemises, ressemblait désormais à un ogre au bout du rouleau. Il trimballait sous les yeux des poches juteuses, violacées comme des prunes. Son cou disparaissait sous les chairs molles de ses multiples mentons. Soit qu’il ait été pris de court par sa prise de poids, soit qu’il refusât de voir une réalité devenue trop douloureuse, il n’avait toujours pas adapté sa garde-robe à ses nouvelles dimensions. On pouvait voir sa bedaine blafarde qui pointait entre deux boutons de chemise mis à rude épreuve, et qui faisaient leur possible pour donner forme humaine à ce monceau graisseux. Son souffle court et sa transpiration excessive achevaient le tableau, en lui retirant toute capacité d’intimidation. Pour ces raisons, Gramont me haïssait de tout son être, me haïssait d’autant plus qu’il me savait intouchable. C’était une situation inédite pour moi, plutôt habitué à susciter l’indifférence ou l’agacement de mes collègues. Pour la première fois de ma carrière, j’avais un ennemi. J’adorais ça.