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Nutellax

1 Tous les collègues s’étaient agglutinés derrière Martin Zimmer pour profiter du spectacle. Chacun savait que la réunion ne commencerait pas sans le chef, et le directeur du service juridique avait profité de cette ambiance dissipée pour faire défiler des images sordides sur son ordinateur. Des obèses cloués au lit par leur propre poids, des diabétiques amputés d’un pied ou d’une main, d’autres avec tellement de caries qu’on aurait cru leurs dents rouillées.

La mort de Sarafian

“La collaboration fructueuse de l’homme et de la machine,” c’était le thème du prochain numéro. Fovet m’avait demandé d’écrire un article sur les échecs, un sujet qui selon lui illustrait parfaitement le propos. C’était touchant de la part de mon rédacteur en chef, j’en déduisais qu’il avait lu mon CV jusqu’au bout, jusqu’à la fameuse ligne “hobbies & centres d’intérêt” où j’avais mentionné mon penchant pour ce jeu. Hélas, cette histoire de collaboration fructueuse ne m’inspirait pas du tout.

À votre bon souvenir

Sur la plaque du docteur Mayer, c’était écrit « Dentiste ». Je savais que c’était une couverture, qu’il ne fallait pas s’y fier, et pourtant, une fois à l’intérieur, un doute m’a saisi. La salle d’attente tapissée d’affiches de mâchoires et de conseils de brossage, les piles de magazines défraîchis, jardinage, mode, actualités, sous la lumière blafarde des néons. Dans le cabinet, le centre de la pièce occupé par le traditionnel fauteuil inclinable, entouré de machines aux formes intrigantes, montées sur des bras articulés.

Gestation pour autrui

Dieu bénisse l’Amérique ! Au début, j’avoue que j’étais sceptique. Pendant presque toute ma vie l’Amérique avait rien fait pour moi. De mon côté, j’avais fait plus que ma part du boulot : d’après Jimmy, la moitié du pays m’était passé dessus. Mais je me suis mise à y croire quand j’ai vu qu’on pouvait vraiment acheter un flingue dans une grande surface, même en se pointant avec la lèvre en sang et un oeil au beurre noir.

Synesthésie

Un Le soleil tapait fort à la terrasse de l’hôtel-restaurant Savel. Le ruissellement de l’Ardèche, à quelques mètres de là, donnait un charme sauvage à l’endroit, sans pour autant rafraichir un début d’après-midi qui s’annonçait torride. Tandis que le reste des habitants du village se laissait gagner par l’heure de la sieste, Maurice Griboux, presque affalé sur sa chaise, avait de plus en plus de mal à cacher son impatience. Il s’était attablé quinze minutes plus tôt sous l’un des parasols, et personne n’était encore venu prendre sa commande.

Les chaises musicales

Une fois de plus, je ne comprenais rien aux explications d’Édouard. Pendant nos années de thèse, j’avais essayé de m’intéresser à ses travaux, mais malgré la similitude de nos formations, je n’arrivais pas à le suivre. Il s’était spécialisé dans des sous-domaines ésotériques, obscurs, dont il était devenu le référent mondial faute de candidat pour lui faire concurrence. Chaque nouvelle bourse de recherche qu’il obtenait me plongeait dans une profonde perplexité : qui pouvait bien s’intéresser à ses travaux ?

Nutellax

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4

Du bar, j’étais allé directement à l’hôtel où Capolli passait la nuit. J’avais obtenu le numéro de sa chambre par Marchesi, sous prétexte de lui faire parvenir un échantillon à montrer au conseil d’administration. Plus j’approchais de la chambre et plus je sentais gonfler ma colère. Au sortir de l’ascenseur, cette colère avait atteint le stade de rage aveuglante : j’avais confondu un 6 avec un 9 et frappé par erreur chez un couple d’Américains, très surpris de me voir tambouriner à leur porte à minuit passé. Un brin refroidi par l’incident, j’avais tapé plus délicatement à la porte voisine, et Capolli était venu à ma rencontre.

– Lacoudre ? Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

Son corps restait caché derrière la porte, mais l’encolure révélait un peignoir brodé du sigle du Ritz.

– Laissez-moi entrer. Faut qu’on parle, vous et moi.
– Vous êtes timbré, mon vieux. Vous avez vu l’heure ? Le conseil d’administration se réunit à huit heures. J’ai besoin de repos. Rentrez chez vous.

Il s’apprêtait à me claquer la porte au nez. J’intercalai mon pied pour bloquer le mouvement.

– Laissez-moi entrer. Il faut qu’on parle du rapport Di Pietro.
– Du quoi ?

Je mis mes mains en cornet pour faire porte-voix et répétais d’une voix grave, sur trois notes :

– Di-Pieee-troooo.

J’aperçus du coin de l’oeil l’Américain de tout à l’heure qui passait une tête confuse dans le couloir. Capolli m’agrippa par le coude et m’attira à l’intérieur de sa chambre.

En entrant, je fus pris d’un léger vertige. La chambre était en fait un trois-pièces en enfilade, ce que les hôtels moins distingués appelaient une “suite”. On arrivait d’abord dans le salon, tout en mobilier Louis quelque chose. Table basse en marbre, rideaux lourds, murs tapissés de velours beige. Une double porte grande ouverte faisait communiquer le salon avec une salle à manger pas moins somptueuse, avec son lustre en cristal et sa table ronde en bois massif, tapissé d’une nappe de soie blanche, et qui pouvait accueillir jusqu’à huit convives. Cependant, au lieu de huit chaises disposées autour, il y avait huit cabinets de toilettes. Capolli remarqua mon air abasourdi et se fendit d’une explication.

– Impressionnant, n’est-ce pas ? C’est un prototype. Une collaboration entre Jacob Delafon et Bose, les fabricants de systèmes audio. Ils ont réussi à intégrer leur technologie de suppression de bruit directement à l’intérieur de chaque cuvette. Plutôt que d’obliger ses invités à faire des aller-retours intempestifs aux toilettes au milieu du repas, on leur permet de se soulager directement à table, sans que leurs voisins ne s’en émeuvent ! Brillant, n’est-ce pas ?

Il souleva des deux mains un pan de la nappe.

– Et le Ritz a pensé à tous les détails. Pour que l’intimité de chacun soit respectée, ceux qui dînent en pantalon peuvent utiliser la nappe de soie pour couvrir leur entrejambe. L’échancrure est calculée pour !

Il ajouta en haussant les épaules, comme s’il énonçait une évidence :

– Bien sûr, pour les robes et les jupes, ce n’est pas un souci.

Je passai la main sur la faïence d’un des cabinets comme pour m’assurer de sa consistance. Chaque siège était muni de sa chasse d’eau indépendante, d’une lunette chauffante et d’un bidet télécommandé. C’était formidable. Ainsi avançait l’inéluctable marche de la civilisation : pour les foyers plus modestes, IKEA proposait déjà des garde-manger étanches à installer dans les WC et salles de bain. Chez les riches, c’était l’inverse : le petit coin s’invitait à table. Étourdi tant par ce constat lamentable que par les dimensions de la chambre, je perdis l’équilibre et manquai de m’étaler par terre.

– Vous avez bu, Lacoudre ?
– Un peu, ouais ! Et pas que du Coca… Mais c’est pas pour votre mini-bar que je suis venu. Je suis là pour avoir la vérité, Monsieur Capolli. La vérité !

Il m’invita d’une main tendue à m’assoir sur un des cabinets de la salle à manger.

– Je vous écoute. Vous avez cinq minutes.
– Je suis au courant pour le rapport Di Pietro, lui dis-je avec autorité. Je refuse d’être votre bouc émissaire. Vous ne me ferez pas sauter comme un fusile docible.
– Un quoi ?
– Un fu-sible do-cile.

Il se massa les paupières entre le pouce et l’index et se servit un verre d’eau gazeuse.

– Vous niez l’existence du rapport ? repris-je. Vous allez pousser le vice jusque là ?
– Je ne nie rien. Le rapport Di Pietro existe, c’est même un des sujets du conseil de demain. Mais je ne vois pas bien ce qu’il a à voir avec vous.
– Ne me prenez pas pour une truffe. Figurez-vous que je sors d’un rendez-vous particulièrement intéressant. Je ne vous dirai pas avec qui, ça n’a aucune importance, mais sachez seulement que…

Capolli posa son verre, étouffa un borborygme et m’interrompit.

– C’est Gramont qui vous a contacté, n’est-ce pas ?

Effectivement, Gramont m’avait contacté. Dans un premier temps, je n’avais pas répondu aux messages qu’il m’envoyait plusieurs fois par semaine, non pas par méchanceté mais simplement par habitude. Avant même son départ six mois plus tôt, présenté comme une démission mais qui ressemblait davantage à un licenciement, il avait subi une période de mise au placard qui avait laissé des traces profondes. Sa nomination au poste de “Directeur de l’audit stratégique interne”, titre pompeux pour rôle sans substance, avait marqué le début de son isolement, et très vite tous les collaborateurs l’avaient traité en pestiféré. Comme il ne pouvait plus ni nuire à la carrière des uns, ni servir l’ambition des autres, il était simplement ignoré. Il avait même été éjecté de la discussion de groupe où se fixait le rendez-vous du déjeuner à la cantine. Ses amis présumés affirmaient n’avoir “pas vu son message” lorsqu’il leur demandait, piteux, pourquoi ils n’étaient pas au stand fajitas à midi trente, comme tous les jeudis. Pendant des semaines, il avait mangé seul dans un coin du réfectoire, trainant sa grasse carcasse et son odeur de défaite qui faisait fuir les gros bonnets comme les stagiaires et les secrétaires, jusqu’à ce que la honte le décide à prendre ses repas dans l’intimité solitaire de son bureau. Trois mois plus tard, le temps de s’assurer que les marchés réagissaient positivement à son éjection de la BU “Gâteaux et Chocolats”, un manutentionnaire avait décollé au ciseau à bois la plaque qui ornait la porte de son bureau, et on n’avait plus jamais vu la tête de Denis Gramont dans les bureaux de l’entreprise.

Pourtant, en recevant une photo d’un document intitulé “Note de synthèse sur les effets à long terme du Nutellax – Dr. Massimo Di Pietro”, sur papier à en-tête de l’entreprise et tamponné d’un “Confidentiel” en rouge capital, ma curiosité avait pris le dessus. J’avais envoyé un évasif “Qu’est-ce que c’est ?”, et sa réponse, “15 à 25 ans de taule pour le bouc émissaire de service”, m’avait convaincu d’accepter son rendez-vous.

Gramont m’attendait à une des tables du fond du bar. Il accusait toujours un certain surpoids, mais je retrouvai dans son regard l’étincelle de combativité qu’il arborait aux beaux jours de sa carrière. Après quelques formules de politesse maladroites, et un whisky de l’amitié gentiment offert par lui, il entra dans le vif du sujet :

– Le rapport a été commandité en interne. Il n’est pas encore public, mais ça ne va pas tarder. Et quand ça sortira, malheur à ceux qui n’auront pas pris leurs précautions. Il faudra un coupable, un sacrifice public. Si tu ne veux pas être le dindon de la farce, mon conseil, c’est de quitter le navire avant qu’il ne coule.

Pris de court, je lui avais demandé d’élaborer sur le contenu du rapport. Il ne l’avait pas lu dans son intégralité. Il savait seulement qu’on y faisait état d’une hausse importante des cancers de l’estomac et de l’intestin grêle. Certains hôpitaux avaient relevé des lésions inhabituelles chez certains patients, qui par ailleurs s’avéraient d’avides consommateurs de Nutellax. Il y avait aussi plusieurs paragraphes sur des décès aux circonstances particulièrement sinistres : des proches qu’on savait à la dérive, et qui du jour au lendemain ne répondaient plus au téléphone et ne se rendaient plus au travail. On finissait par leur envoyer les pompiers, qui enfonçaient la porte et les trouvaient morts de déshydratation, le colon mollement protubérant au-dessus de la cuvette des toilettes, ou bien effondrés sur un parterre de pots de Nutellax vides et qu’on aurait pu croire propres, tant les parois avaient été méthodiquement raclées du bout des ongles.

– Et en quoi ça me concerne ? De toutes façons, je n’ai pas lu le rapport. On ne peut pas me reprocher ce que je ne sais pas.
– Ne sois pas naïf, Lacoudre. Comment comptes-tu prouver à un jury que tu n’as pas lu quelque chose ? Par contre, il suffira qu’on retrouve des lambeaux du rapport dans une des déchiqueteuses de ton bureau pour que le doute change de camp.
– C’est une menace ?
– Pas du tout. Je suis de ton côté. Mais ouvre les yeux, bon sang ! Tu ne vois pas que Capolli se sert de toi ? Tu es son bouclier humain. Pourquoi crois-tu qu’il t’a propulsé SVP du jour au lendemain ? Pour tes beaux yeux ? Ton génie des affaires ? Ta finesse politique ? Soyons sérieux. Depuis le début, il cherche à se couvrir. Le Nutellax, c’est la poule aux oeufs d’or du jour, mais c’est aussi le scandale sanitaire de demain. Capolli le sait. Au moindre problème, il te jettera dans la fosse aux lions. Il dira qu’il ne savait rien, que la responsabilité incombe au SVP véreux qui a agi sans son accord, dans son dos. Il a l’habitude de ces manigances, ça fait quarante ans qu’il pratique ce genre de coups fourrés. Tu crois vraiment que tu fais le poids ?

Je buvais ses paroles comme du petit lait, et mon whisky tout pareil. Il s’interrompait de temps en temps pour demander au serveur, d’un mouvement rotatif de l’index, de remplir mon verre.

– Mais tout n’est pas perdu, reprit-il. Ce que tu dois bien comprendre, c’est que Capolli est à ta merci. Il te chouchoute pour mieux t’endormir, parce qu’en vérité, il ne peut pas courir le risque de te perdre. Sans toi, il n’aura plus personne derrière qui se cacher. C’est pour ça que Zimmer est parti. Le dossier puait trop, il ne voulait pas que ça lui retombe dessus. Alors pose-toi la question. Tu veux rester le fusible docile qui sautera au premier coup de tonnerre ?

Je m’étais toujours douté que Capolli ne jouait pas franc jeu avec moi. Je ne tombais donc pas de très haut. Je me sentais même soulagé : de nombreuses circonstances inexplicables devenaient tout à coup bêtement logiques.

– Pourquoi vous me dîtes tout ça ? On n’était pas particulièrement proches, que je sache.

Gramont haussa les épaules.

– Tout ça c’est du passé. L’important pour moi, désormais, c’est la justice. Capolli doit payer.

On avait encore discuté quelques minutes, puis il avait réglé l’addition. Il m’avait serré la main en disant : “Je compte sur toi.” Je l’avais laissé partir et j’avais commandé un dernier whisky pour réfléchir à tout ça, puis un autre pour me donner du courage. Ma décision était prise. Je vidai mon verre d’une traite et pris la direction du Ritz sans plus tarder.

Capolli avait écouté mon récit en silence.

– Et alors ? demanda-t-il enfin.
– Alors je démissionne, voilà. Je refuse d’être votre pantin. Ça vous la coupe, hein ?
– Libre à vous, Lacoudre. Vous êtes mon employé, pas mon prisonnier. Mais à mon avis, vous feriez mieux de dessaouler avant de prendre une décision aussi importante. Notamment parce qu’au cours actuel de l’action, vous renoncez à un package de stock options qui ferait pâlir d’envie un émir saoudien. Ça peut valoir la coup d’y réfléchir.
– Bah. Si c’est pour que Valérie récupère la moitié, très peu pour moi. J’aime encore garder ma dignité, ça n’a pas de prix.
– Bien sûr, votre dignité. Bien sûr.

Il se mit à arpenter la pièce de long en large, traçant des cercles concentriques autour de moi. Il commençait à me donner le tournis. J’allais lui demander de s’assoir, quand il s’arrêta de son propre chef :

– Et puis, ça ne tient pas debout, son histoire. Puisque je vous dis que le rapport Di Pietro va être évoqué au conseil d’administration. Comment pourrais-je prétendre ne pas en avoir connaissance ?

Il posa son verre sur la table et se dirigea vers la mallette en cuir roux qu’il emmenait partout avec lui. Il plongea la main dedans, et en tira une liasse épaisse d’une cinquantaine de feuillets qu’il laissa retomber sur la table.

– Tout est là. Je vous en donne une copie, si vous voulez en avoir le coeur net.
– Surtout pas ! criai-je en me levant d’un coup.

Je repris sur un ton plus calme :

– Je veux dire, non merci. Pas la peine.
– Comme vous voudrez. Ce que je veux dire, c’est que le rapport existe, et qu’il contient à peu près ce que vous savez, mais sa portée n’est pas du tout celle que Gramont lui prête. Il n’y a aucun scandale de santé public à la clef. Tous les cancers sont en hausse, pas seulement ceux de l’estomac. Ça n’a rien à voir avec le Nutellax, c’est dû au vieillissement de la population. Ou aux micro-plastiques, ou à la pollution de l’air, ou au lithium dans l’eau. Les candidats ne manquent pas. Et ne venez pas me mettre sur le dos les cadavres de quelques hurluberlus qui n’ont rien trouvé de mieux pour combler leur vide existentiel que de le remplir à coup de pâte à tartiner. Il y en avait avant, il y en aura après.

Il m’attrapa aux épaules, comme pour me transmettre son message par contact physique.

– Si vous pensez qu’on peut arrêter un bulldozer comme le Nutellax, c’est que vous n’avez toujours pas compris la nature de cette innovation. Pourtant vous connaissez nos chiffres. Un Européen sur deux consomme du Nutellax une fois par semaine. Deux sur trois chez les plus de trente ans, quatre sur cinq dans les professions libérales. Et n’oubliez pas les couches ! Un demi-milliard vendues le mois dernier, deux fois plus que le mois précédent.

Oui, il y avait aussi les couches. Mis en difficulté par la fusion avortée avec le laboratoire pharmaceutique, Capolli avait rebondi dans une direction inattendue, et s’en était sorti avec brio. Il avait mené de main de maître la mise en place d’une joint venture avec Pampers, qui subissait de plein fouet la baisse de la natalité dans les pays occidentaux et voyait ses ventes sur le segment nourrisson se réduire comme peau de chagrin. Il avait fallu quelques numéros de claquettes pour les convaincre de tenter l’aventure, mais leur prise de risque avait été largement récompensée. L’alliance Nutellax-Pampers, c’était la promesse d’un snacking serein en mobilité, la concrétisation du fameux “manger-bouger” si cher aux experts en santé publique. Les couches adultes superfines et anti-odeur, d’abord vendues dans les lieux où l’on souhaitait s’abstenir de passer aux toilettes plusieurs heures d’affilée, salles de cinéma, buvettes de stades, halls d’aéroport, s’achetaient désormais dans toutes les grandes surfaces, et s’étaient même affichées en couverture du dernier Elle, portées avec une élégante nonchalance par deux top models aux corps anguleux et aux regards lointains.

– C’est la société toute entière qui change sous nos yeux. Ce n’est pas un rapport sur les aigreurs d’estomac de deux pelés et trois tondus qui va y changer quoique ce soit. Et le rapport sur les millions de gens que le Nutellax a sorti de l’obésité et du diabète, qui va l’écrire ? Sans exagérer, mon vieux, nous sommes en train de sauver l’humanité. Vous avez croisé Franchard dans les couloirs, ces derniers temps ? Elle vous a l’air mal en point ? Elle pète le feu, oui ! Vous savez qu’elle s’est mise à la course à pied ? Elle veut courir un marathon. Il y a un an, sa seule chance d’y arriver, c’était de trouver une colline de 42 kilomètres et de se laisser rouler jusqu’en bas. Grâce au Nutellax, sa vie a changé.

Pour sûr, Franchard était métamorphosée. Certes, sans ses joues replètes, elle avait pris un coup de vieux. La couche de graisse qui remplissait ses joues avait disparu. L’enveloppe de peau distendue, désormais soumise aux caprices de la gravité, pendait à ses pommettes comme un ballon dégonflé, et lui donnait un air de bulldog imberbe. Les chairs molles s’affaissaient dans un drapé de cire de bougie, comme si un immense cierge s’était consumé au sommet de son crâne et avait dégouliné jusque dans son cou. Mais bon sang, qu’est-ce qu’elle avait maigri ! Avec cette nouvelle silhouette lui était venu un nouvel élan, un second souffle. Elle parlait avec plus d’aplomb, se faisait obéir plus aisément, sans qu’on sache si elle avait vraiment changé sa façon de s’exprimer ou si ses traits décharnés lui conféraient une aura sage et souveraine.

– Ce rapport, c’est une tempête dans un verre d’eau, reprit Capolli. Il sera enterré avant la fin du trimestre. C’est une distraction, si vous voulez mon avis. Ce dont il faut se méfier, c’est de la concurrence. La boite de Pandore est ouverte, il n’y a pas de retour en arrière possible. Tous les acteurs du marché préparent leur propre version, chacun veut sa part du zélicieux gâteau. D’ailleurs, ça ne m’étonnerait pas que Gramont soit à la solde de ceux d’en face, payé pour nous diviser et nous affaiblir. Il va falloir défendre chèrement notre peau, Lacoudre, et pour ça, j’ai besoin que vous soyez au sommet de votre forme. Je peux compter sur vous ?

Il commençait à m’embrouiller, et les whiskys de tout à l’heure clarifiaient à peine son propos.

– Ralentissez un peu, lui dis-je. C’est moi qui pose les questions. D’abord, pourquoi vous m’appelez Lacoudre ?– Pardon ? Et comment faudrait-il que je vous appelle ? Lacoudre, c’est votre nom, il me semble.
– Ne jouez pas l’innocent. Pendant des semaines, vous m’avez appelé Lacroute. Mon petit Lacroute ceci, mon cher Lacroute cela. Sacré Lacroute ! Je ne vous ai jamais repris. Mais un jour, vous avez arrêté, vous n’avez plus jamais fait l’erreur. Pourquoi ?

Capolli s’assit sur un des cabinets en face de moi et se massa les tempes. Puis il me regarda droit dans les yeux et se mit à sourire.

– Mon pauvre Lacoudre. Vous voyez des humiliations partout, ça doit être épuisant ! Croyez en vous, bon sang. Vous n’êtes pas plus minable qu’un autre.

La tête commençait à me tourner. Un haut-le-coeur me fit gonfler les joues. Je me demandai un instant si le WC ultra-moderne sur lequel j’étais assis serait capable de neutraliser les bruits de mes vomissements, ou s’il était calibré spécialement pour les évacuations de l’autre extrémité du tuyau. J’allais renverser ma tête dans la cuvette quand Capolli posa sa main sur mon épaule.

– Tenez, je vais vous dire : au fond, vous êtes l’employé idéal. Les gens biens dans leurs pompes, ceux qui n’ont rien à prouver, je m’en méfie. Je ne sais jamais comment leur faire plaisir. Voyez Gramont, voyez comme il mord la main qui l’a nourri. Quel gâchis…

Capolli ferma les yeux et remua les lèvres en silence, comme s’il récitait une prière pour le salut de Gramont.

– Ça va, coupai-je, n’en faîtes pas trop. Je sais que vous vous moquez bien du sort de Gramont, comme du mien.
– Ne vous énervez pas, Lacoudre. Nous sommes dans le même camp, vous et moi. À quelles conditions accepteriez-vous de renoncer à cette démission absurde ?

Sans attendre ma réponse, il se leva et sortit une bouteille du minibar. Il me présenta l’étiquette : Macallan, 30 ans d’âge, doubles fûts. Je fis oui de la tête et il me versa un plein verre. Je n’avais jamais rien bu d’aussi beau.

Je restai un long moment, la tête entre les mains, les coudes sur la table, à méditer sa question. Je faillis m’endormir à deux reprises, et finis par articuler :

– Admettons que je reste. À partir de maintenant, il faudra que vous jouiez carte sur table avec moi. Pas de rapport secret, pas d’entourloupe. Je veux savoir tout ce qui se trame. Qui on embauche et qui on lourde. Qui travaille sur quoi. Et qui couche avec qui !
– À la bonne heure, un éclair de lucidité.
– Et c’est pas tout ! Les interviews.
– Les interviews ?
– Oui. Je veux la moitié. Vous passez à la télé tous les mois, et presque une fois par semaine dans les journaux. Moi, jamais. Il faut que ça change.
– Bien sûr. Avec plaisir, même. À la longue, c’est lassant. Il faudra vous coacher un peu, mais je n’y vois aucun inconvénient.

La nausée me reprit tout à coup. Je serrai les dents, puisant dans mes dernières forces pour ne pas y céder. Capolli dut prendre ce raidissement soudain pour un refus, car il se sentit forcé d’ajouter :

– Pour vous prouver ma bonne foi, j’irai dès demain demander au conseil d’administration de valider votre nomination au rang de Directeur Général Adjoint aux Opérations. Chief Operations Officer. Qu’est-ce que vous en dîtes ?

La nausée passa. Je haussai les épaules et vidai mon verre.

– Gramont m’avait prévenu que vous achèteriez mon silence avec une promotion.
– Et ça change votre décision ?
– Non.
– Alors toutes mes félicitations, mon cher COO.

Il me resservit un verre de Macallan. Je jetai un regard circulaire autour de la table et désignai du menton les huit trônes de faïence.

– Je crois que je ne m’habituerai jamais…
– Vous non, répondit Capolli, mais vos enfants ne verront même pas le problème. C’est le miracle de la civilisation ! Elle dégringole à chaque génération et retombe sur ses pattes à la suivante. Allez, bonne nuit.

Je titubai jusqu’à l’ascenseur, non sans m’être au préalable excusé pour la gêne occasionnée auprès du gentil couple de la chambre voisine. Le geste dut déplaire au mari, car il m’invita, dans sa langue natale et sur un ton peu cordial, à partager avec ma mère une étreinte charnelle et passionnée.

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