Nutellax
5
Franchard avait déjà plus d’un quart d’heure de retard. Je faisais les cent pas devant la porte de son bureau en consultant les infos sur mon téléphone. La presse venait d’annoncer le licenciement de Capolli, et je parcourais les articles l’un après l’autre à la recherche d’une information cruciale. Hélas, si plusieurs journalistes évoquaient un probable golden parachute, aucun ne pouvait me renseigner sur le montant final des indemnités.
Les journaux dressaient, dans leur ensemble, un portrait plutôt flatteur du personnage. Les plus fins observateurs lui reconnaissaient le mérite d’avoir identifié très tôt la menace posée par la concurrence, mais insistaient sur le fait que savoir et pouvoir n’allaient pas toujours de pair dans les affaires. La clairvoyance de Capolli ne lui avait été d’aucun secours. Il payait le prix de sa propre stratégie, axée sur la vitesse (certains actionnaires préféraient employer le terme “court-termiste”). Pour accélérer la mise sur le marché du Nutellax, il avait refusé d’attendre que soient obtenus les brevets qui auraient pu en protéger la formule. Nos concurrents, une fois convaincus de l’opportunité que représentait ce nouveau segment de marché, n’avaient eu qu’à lire la liste des ingrédients pour se faire une idée assez précise de la formule à utiliser. Leurs chimistes avaient dû mettre les bouchées doubles, mais ils avaient tous fini par pondre un laxatif relativement équivalent au nôtre, et qu’ils cuisinaient à toutes les sauces de leurs gammes de produits. Deux ans à peine après le lancement du Nutellax, nous assistions, impuissants, au déferlement d’un tsunami agro-alimentaire qui engloutissait nos parts de marché sur son passage.
Une fois le monopole du Nutellax brisé, aucun effort n’avait pu contenir les effets implacables de la libre concurrence. Baisse des volumes de vente, hausse des coûts marketing, rognage des marges : chaque trimestre apportait son lot de mauvaises nouvelles. Les actionnaires, qui avaient pourtant porté Capolli aux nues douze mois plus tôt, l’accusaient désormais de s’être endormi à la barre, d’avoir foncé droit sur l’iceberg. Ils voulaient sa tête. Pour tenter de la sauver, le patron avait joué avec le feu. Il avait fini par se brûler. Il avait notamment donné son feu vert à une campagne de dénigrement maladroite (“Chocapisse ? Diarribo ? Vache qui chie ? Non merci ! Demandez l’original, demandez Nutellax.”), qui n’avait eu aucun effet sur les ventes, mais faisait passer l’entreprise pour mauvaise perdante. Ç’avait été la goutte d’eau pour le conseil d’administration, qui l’avait remercié un beau matin, et nommé à sa place l’indéboulonnable Maryse Franchard.
Quand Capolli était venu me faire ses adieux, il semblait d’une jovialité encore plus imperturbable que d’habitude. Il comptait prendre une dizaine de jours de vacances, avant de rentrer pour de bon en Italie et réaliser son rêve de gosse : se lancer en politique. Il me souhaitait plein de réussite dans mes futurs projets, convaincu comme moi que Franchard allait procéder à un grand ménage dans le camp des vaincus.
Malgré la lutte fratricide qui s’était jouée entre elle et lui ces dernières semaines, il se montrait beau joueur. “Elle m’a eu à l’usure, disait-il. Elle le mérite !” Tandis qu’il s’efforçait de redresser les ventes du Nutellax à coups de partenariats stratégiques fumeux et de fermetures d’usines redondantes, Franchard s’était lancée dans une opération-séduction du public qui avait fonctionné au-delà de toute espérance. Son marathon, durant lequel elle s’était exclusivement ravitaillée en dosettes Nutellax, avait été retransmis en direct sur les réseaux sociaux et avait suscité un buzz monstre. Elle avait terminé la course en moins de 4h, un résultat plus qu’honorable pour une femme de son âge, et absolument incroyable quand on considérait son historique pondéral. Sur les images, elle arborait une couche lavable en élastanne-polyamide, conçue en partenariat avec Decathlon. Le produit était depuis en rupture de stock dans tout le pays. C’est cette Franchard là, authentique et conquérante, qui avait séduit les consommateurs, et à travers eux, les actionnaires de l’entreprise. Son amour pour le Nutellax transparaissait dans tout ce qu’elle faisait.
Pour finir, Capolli m’avait pris dans ses bras. Surpris par son geste, j’étais resté les bras ballants, la gorge nouée par l’émotion. Rétrospectivement, j’aurais dû penser à lui demander conseil pour négocier mon indemnité de départ. Je l’avais laissé partir sans même un revoir.
Petite ou grosse indemnité, l’important pour moi désormais, c’était de partir. J’en avais ma claque de la boite. Les derniers mois m’avaient lessivés, j’attendais la fin comme une délivrance. L’occasion idéale pour repartir du bon pied. Manger sain. Reprendre le sport. Boire moins. Me consacrer à mes hobbies (mais lesquels ? D’abord, trouver des hobbies). Emmener les enfants à la mer, ou au moins à la piscine. Et surtout : reconquérir Valérie. Oui, c’était possible. Quand elle était venue me faire signer le papier pour la garde alternée, elle avait glissé, l’air de rien : “Tu as le teint jaune, tu devrais voir un médecin.” Ce n’était peut-être pas de l’amour, mais c’était quelque chose. Une forme de prévenance, une attention. Presque rien, mais il ne m’en fallait pas plus. Quand la lande est bien sèche, un vulgaire mégot suffit à embraser la forêt.
La voix du secrétaire de Franchard me tira de ma rêverie.
– Madame Franchard vous attend.
En entrant dans le bureau, je trouvai, à ma grande surprise, Barbara Kuznetsova assise dans un des deux fauteuils qui faisaient face au bureau de Franchard. Mon ancienne collaboratrice me salua d’un hochement de tête, sans un sourire, comme à son habitude. Une valise rectangulaire en cuir noir reposait sur ses genoux. Ces dernières années, nos chemins s’étaient peu croisés. Le gros de mon travail avait commencé lorsque le sien avait pris fin : une fois le lancement du Nutellax validé par Capolli, elle avait dû rédiger quelques notes de synthèse à destination des agro-chimistes de l’entreprise, participer à des réunions avec les directeurs de site de production, avant d’être réassignée à d’autres projets de recherche qui ne relevaient pas de mon département. Je me demandai ce qu’elle pouvait faire ici. Franchard avait-elle décidé, dans un souci d’efficacité, de faire d’une pierre deux coups, en virant dans la même réunion deux fidèles de l’ancien régime ? Ou bien espérait-elle nous voir lutter à mort l’un contre l’autre, en faisant miroiter une seule place pour deux candidats ? Si tel était le cas, elle pouvait toujours courir : j’avais passé l’âge des chaises musicales.
Franchard m’invita à m’assoir dans le fauteuil vacant. Elle désigna l’assiette où reposaient deux immenses tartines de Nutellax. Je déclinai d’un geste de la main. Elle se tourna vers Barbara, qui secoua la tête et se fendit d’un “merci non”, et ce r outrageusement roulé me plongea dans une douce nostalgie.
Comme Franchard ne disait rien, je décidai de crever l’abcès.
– Écoutez, je ne suis pas naïf. J’ai joué, j’ai perdu, je suis d’accord pour partir sans faire de vagues. Pour tout vous dire, ça m’arrange. Mais ce n’est pas un départ sans condition. Il va falloir qu’on se mette d’accord sur… Discuter de… Du…
Plus si sûr que la loi et l’usage m’autorisaient à parler ouvertement de mon parachute doré, j’entrepris de mimer l’objet de ma pensée. Je décrivis d’abord, des deux bras, un arc-de-cercle au-dessus de ma tête, représentant la toile gonflée. Franchard ouvrit de grands yeux. Elle se tourna vers Barbara, qui haussa les épaules.
– Vous… Non ?
Je fermai alors les deux poings et agrippait les lanières invisibles du parachute, collées à ma poitrine. Je haussai et baissai le buste par à-coups pour suggérer un saut.
– Un sac à dos ? proposa Barbara.
– Non ! Mais presque…
– Des bretelles ? hasarda Franchard.
Je secouai la tête et mimai ensuite la maniement des ficelles, un coup à gauche, un coup à droite.
– Une voiture ! hurla Franchard. Vous voulez une nouvelle voiture de fonction ?
– Mais non, enfin. Le parachute. Le parachute doré. J’attends votre offre.
J’étais loin d’être un expert en négociation, mais je savais, pour l’avoir entendu sur un podcast bien recommandé, qu’il ne fallait jamais être le premier à avancer un chiffre. Je levai mon pouce et mon index jusqu’à mes lèvres, donnait un quart de tour de clef, puis croisai en même temps les bras et les jambes pour faire étalage de ma totale sérénité. Franchard leva les yeux au ciel.
– Rassurez-vous, Lacoudre. Je ne vous ai pas convoqué pour vous limoger. Le jour où l’envie m’en prendra, vous ne l’apprendrez pas de ma bouche. À quoi pensez-vous que sert le département RH ? Bon. Si vous êtes là, c’est pour parler de l’avenir. Le vôtre, le mien, et surtout, celui de l’entreprise.
– Mais, balbutiais-je… Alors vous me gardez ? M. Capolli avait pourtant parlé d’un grand ménage…
– J’ai effectivement des comptes à régler, mais vous n’en faites pas partie. Pour vous, j’ai de grands projets. Du sur-mesure, taillé spécialement pour votre carrure.
Avant même que j’eus le temps de me sentir flatté par la remarque, elle se dépêcha d’ajouter :
– Ce n’est pas ce que vous croyez. Vous êtes un gestionnaire médiocre et un chef sans charisme. Quand je vous entends faire le guignol à la radio, j’ai le poil qui se hérisse. Une fois sur deux, vous êtes rond à rouler sous la table. Heureusement, à la radio, vous avez le bénéfice du doute, mais quand c’est à la télé, c’est vraiment gênant. Entre votre air bouffi et vos joues couperosées, le doute n’est pas permis. On a l’impression de pouvoir sentir l’alcool à travers l’écran. Et dire que c’est Capolli lui-même qui vous a placé aux relations publiques… Preuve en est, s’il en fallait une, qu’il n’était plus capable de faire tourner la boutique.
– Hum, grommelai-je, c’est votre opinion. On ne peut pas plaire à tout le monde. Si on continue de m’inviter sur les plateaux, c’est que je ne dérange pas tant que ça.
– Ça, ils en ont pour leur argent. L’audience est au rendez-vous. Mais vous rentrez dans la même catégorie que les accidents ferroviaires et les courses de moto. Ça existe la curiosité morbide, on attend le dérapage incontrôlé.
La remarque m’avait fait l’effet d’une pointe d’acier froid sur un nerf à vif. Même Capolli ne se serait pas permis de me parler comme ça.
– Si je suis si mauvais que ça, pourquoi vous avez tant besoin de moi ? Débrouillez-vous toute seule.
– Impossible. Vous incarnez les valeurs du nouveau produit-phare de l’entreprise mieux que personne.
– Le Nutellax ? C’est mon bébé, je lui ai déjà tout donné. Je ne vois pas bien ce que…
– Le Nutellax a atteint sa phase de maturité, coupa-t-elle. Nous n’en tirerons plus rien d’extraordinaire, c’est un produit comme les autres désormais. Il faut rationaliser la production, négocier les contrats fournisseurs, ce genre de choses. Pas besoin de réinventer la roue. Nous avons des centaines d’employés bien plus qualifiés que vous pour faire ce travail. Par contre, vous seul pouvez changer la trajectoire de notre dernière innovation. Barbara ?
Barbara, qui avait écouté Franchard me casser du sucre sur le dos sans trahir à mon égard la moindre empathie, s’anima soudain. Elle ouvrit la valise qu’elle avait sur les genoux. Une lourde fumée s’en échappa et dégoulina jusqu’au sol. Elle tira de la valise une fiole jaugée, genre erlenmeyer (je ne maîtrisais pas les termes précis), fermée par un gros bouchon en plastique bleu, qu’elle posa sur le bureau de Franchard. Il y avait à l’intérieur un liquide couleur menthe-à-l’eau légèrement effervescent.
– À vous l’honneur, dit Franchard.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Goûtez, dit Franchard.
– Goûtez vous-même ! Je ne suis pas votre cobaye.
– Contrairement à vous, je ne bois jamais pendant les heures de bureau.
– C’est de l’alcool ?
– À 40%, oui.
– 40%, vous êtes sûre ?
C’était trop pour une crème de menthe.
– C’est une vodka, demandais-je ?
Franchard se tourna vers Barbara, qui fit non de la tête.
– C’est un OVNI, dit Franchard, on ne peut le comparer à rien de ce qui existe. J’ai hâte de savoir ce que vous en pensez.
J’étais intrigué. J’attrapai la fiole et fis tournoyer le liquide. Les rayons de lumière, piégés dans le tourbillon, se divisaient en mille paillettes, faisant danser dans l’émeraude une poussière d’étoiles. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Une fois le flacon débouché, j’approchai mon nez du goulot et fus aussitôt saisi d’une quinte de toux.
– Ça arrache !
– Trop fort pour vous ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. Allez, santé !
J’avalai une gorgée. Un frisson de dégoût me souleva la poitrine. Ma bouche se crispa en une grimace de théâtre italien.
– C’est très mauvais.
– Mauvais comment ?
– Comme si j’avais bu un animal mort depuis des semaines.
– Je vois, répondit Franchard tandis que Barbara prenait des notes. Pensez-vous pouvoir vous habituer à ce goût ?
– Ça m’étonnerait.
– Vous êtes sûr ? Après tout, s’il y a de l’alcool, on s’habitue à tout, non ? Qu’importe le flacon, etcetera. Personne n’aime sa première gorgée de bière, mais tout le monde s’y fait.
– En Biélorussie, renchérit Barbara qui n’en finissait pas de nous éclairer de ses lumières cosmopolites, dans prison, pyanitsy boire gel hydro-alcogolique.
– Je comprends, mais où voulez-vous en venir ? Pourquoi les gens s’habitueraient-ils à un alcool aussi mauvais, quand ils peuvent boire à la place un bon verre de vin ou un cocktail ?
– Parce que les gens ne veulent plus s’empoisonner, expliqua Franchard. L’histoire se répète : c’est le sans calorie de l’agro-alimentaire qui se propage aux vins et spiritueux. Les alcools désalcoolisés ont le vent en poupe. Bière sans alcool, gin à 0% aromatisé aux 11 herbes à 0%, sirop-apéritif anisé à diluer, tout existe désormais.
– Je sais, je connais bien le dossier. On avait regardé ça de près. Mais le secteur est minuscule. C’est très à la mode, mais les gens en parlent plus qu’ils n’en boivent.
– Justement, répondit Franchard. Nous pensons que si les ventes ne décollent pas, c’est parce que le produit n’est pas adapté. Les gens ne veulent pas vraiment des boissons sans alcool. Ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur foute la paix. Ils veulent picoler sans en souffrir les conséquences, c’est tout. Aujourd’hui, ils ont le choix entre gueule de bois, cirrhose et alcoolisme d’un côté, et sobriété morose de l’autre. Vous parlez d’un dilemme…
– C’est vrai, concédai-je, mais en l’occurrence, je ne vois pas le rapport. Vous venez de me dire que votre truc titrait 40%. C’est la peste et le choléra combinés.
– Pas tout à fait. Grâce à ce nouveau produit, une troisième voie peut enfin s’ouvrir. Mme Kuznetsova, dont le talent semble sans limite, a mis au point une solution alcoolisée qui contient son propre antidote.
Je m’étais levé d’un bond, prêt à courir aux toilettes au moindre tiraillement intestinal. Franchard devina ma pensée.
– Rassurez-vous, aucun effet secondaire indésirable de ce genre, à part le goût. Le tour de force consiste à maintenir en suspension dans le liquide des cellules souches embryonnaires qui, une fois absorbées par l’organisme, soignent en temps réel les dégâts causés par l’alcool. Même après dix verres, aucune envie de vomir, pas de migraine le lendemain, pas de cancer de l’oesophage dans vingt ans. Le foie se régénère. Les premiers tests font même état de guérisons de maladies chroniques. En somme, plus on en boit, et mieux on se porte !
Je me laissai retomber de tout mon poids dans le fauteuil.
– Incroyable, murmurai-je.
– Incroyable mais vrai ! Vous comprenez pourquoi vous êtes l’homme de la situation ? Je veux faire de vous l’ambassadeur de la marque, l’incarnation de son idéal. L’image d’un alcoolique au stade terminal, qui remonte la pente, vaillamment, mais sans s’arrêter de boire.
– En somme, ce que vous êtes au Nutellax, mais adapté à ce produit-là.
– Précisément.
Elle me gratifia d’un sourire chaleureux et, je crois, sincère.
– Imaginez le tableau. Vous parcourrez le monde en prêchant la bonne parole, devant les caméras ou derrière les portes du pouvoir. Célébrités en tout genre, cadres de la restauration, experts en santé publique, chefs d’État, tout le monde devra être convaincu du bien-fondé de notre mission. Vous pourrez trinquer plusieurs fois par jour, aux frais de l’entreprise et avec la satisfaction d’un travail bien fait !
Ce tableau-là me plaisait pas mal, d’autant plus qu’il correspondait déjà à mes habitudes. Mais j’en voyais un autre, de tableau, très joyeux et très con. Un monde peuplé d’ivrognes, beurrés du matin au soir, promenant partout leur couche sale en titubant, un verre à la main, une tartine dans l’autre, incapables de se rappeler de leur repas de la veille, et qui parlaient tout seuls, ravis, reprenant à l’infini des conversations sans queue ni tête prononcées avec l’accent empâté de celui qui vient de se faire arracher les dents de sagesse.
– Si le succès est au rendez-vous, la sécurité routière va en prendre un coup.
– Bah, dit Franchard, on ne peut pas lutter sur tous les fronts en même temps. Et puis, d’ici quelques années, les voitures sans chauffeur auront réglé le problème, n’est-ce pas ?
Sans détourner son regard du mien, Franchard attrapa une des tartines restées sur son bureau et croqua dedans à pleines dents. Je remarquai alors qu’elle était assise, non pas dans un fauteuil, mais sur un de ces WC de faïence noire, à chasse silencieuse et bidet intégré, qui s’imposaient peu à peu dans les bureaux du monde entier. Je la regardai mâcher sans mot dire, perturbé à l’idée de la savoir fesse nue.
– Vous vous souvenez, reprit-elle après avoir avalé sa bouchée, du jour où vous avez dévoilé le Nutellax au comité de direction ? La semaine précédente, j’avais reçu un couple d’amis à dîner. Ils avaient apporté le dessert, un pot de glace en format familial, vanille-chocolat incrusté de pâte à cookie. Dominique, mon mari, s’était servi une boule, et les deux invités avaient fait de même. Quant à moi, il m’avait fallu toute la volonté du monde pour ne pas en prendre. Je savais qu’y goûter me ferait plus de mal que de bien : la tentation de me resservir serait insurmontable. Le soir, je m’étais couchée fière de ma force de caractère. Mais voilà que deux jours plus tard, stressée par les projections de fin d’année, j’ai décidé de m’accorder un petit plaisir. Une chose en entraînant une autre, j’ai englouti l’intégralité du pot en vingt minutes. Seule devant mon pot vide, je me suis sentie pitoyable, méprisable. Je n’avais plus faim, j’étais dégoûtée de la nourriture et dégoûtée de moi-même. Alors vous savez ce que j’ai fait ? Pour ne pas éveiller les soupçons de Dominique, je suis allée au supermarché racheter un pot identique. Et pour que le subterfuge soit parfait, j’ai dû prélever les trois boules qui manquaient, celles qui avaient été mangées le soir du dîner. Mais entre temps, mon appétit était revenu. Alors j’ai mangé les trois boules. Puis une quatrième (Dominique ne verrait pas la différence), puis une cinquième, jusqu’à finir le deuxième pot dans la même soirée. Rebelote, culpabilité, panique. Vous savez comment j’ai réagi ?
– Vous avez racheté un troisième pot ? demandai-je, horrifié à l’idée qu’il ait subi le même sort que les deux autres.
– J’y ai pensé, mais il était trop tard. Le supermarché avait fermé. Alors j’ai jeté l’intégralité du contenu du congélateur. Il y avait bien dix kilos de nourriture, parfaitement comestible. À la poubelle. Et quand Dominique est arrivé, j’ai prétendu que la porte du congélateur était restée entrouverte, que tout avait fondu, et que par prudence il avait fallu s’en débarrasser. Oh, bien sûr, il ne m’a pas crue, mais je préférais mille fois passer pour menteuse plutôt que de supporter la vérité. Dans ces conditions-là, vous comprenez ce que le Nutellax m’a apporté ? Bien plus qu’une silhouette, bien plus que des années de bonne santé. Il m’a rendu ma dignité. Et ce miracle-là, vous pouvez l’accomplir une seconde fois. Ça ne vous fait rien ?
Elle baissa la voix et se pencha vers moi.
– Évidemment, si vous prenez le poste, il vous faudra un statut à la hauteur de la tâche. Ne serait-ce que pour des questions de crédibilité. C’est pourquoi je voudrais vous nommer…
Elle se racla la gorge, comme pour me montrer combien il lui en coûtait de prononcer les mots qui allaient suivre.
– …vous nommer Président du groupe. Je ne conserverais que le titre de Directrice Générale.
J’avais beau faire de mon mieux pour garder mon calme, le sang me battait les tempes. Je sentais ma respiration s’accélérer. J’avalai ma salive dans un bruit de baignoire qui se vide.
– Je peux ?
– Bien sûr, c’est pour vous.
Je vidai la fiole d’une traite, cette fois sans broncher.
– C’est vrai qu’on s’y fait, à ce truc.
– Je vous propose de prendre le temps d’y réfléchir, dit Franchard, de vous forger par vous-même une conviction sur le succès potentiel du….
– C’est tout réfléchi, coupai-je. C’est oui.
Les deux femmes échangèrent un sourire complice. Il me sembla même voir Barbara adresser un clin d’oeil à Franchard.
– Bon, fis-je en déposant la fiole vide sur le bureau. Champagne ?
FIN