Synesthésie
Deux
Le lendemain, une fois terminé son service de midi, Juline “emprunta” quelques provisions dans la cuisine du restaurant et se rendit, sac de courses sous l’épaule, à l’atelier de M. Griboux.
Dès l’entrée, elle fut frappée par la banalité de l’endroit. Elle s’attendait à trouver des tableaux de toutes tailles recouvrant les murs, des feuillets d’esquisse éparpillés, des coulées de peinture marbrant le parquet usé par le piétinement inspiré de l’artiste, mais non, de ce qu’elle pouvait en voir, l’appartement, entièrement carrelé, se composait d’un petit vestibule, d’une cuisine ouverte séparée du salon par un canapé défraichi, et de deux portes closes qui devaient dissimuler respectivement une salle d’eau et un cagibi. Surtout, Juline s’étonna de la pénombre qui y régnait. Les volets étaient clos, comme dans toutes les maisons du village à cette heure où le soleil ne fait pas de cadeau, mais aucun éclairage électrique ne compensait cette obscurité. D’instinct, elle appuya sur l’interrupteur mural, clic. Sans effet. Elle répéta son geste deux ou trois fois, clic-clic, mais n’obtint rien de mieux.
– Ne vous fatiguez pas, dit M. Griboux, il n’y a même pas d’ampoule. Vous n’imaginez pas les économies d’électricité qu’on peut faire quand on est non-voyant !
Il entrouvrit les volets. Une clarté vive envahit la pièce. À la lumière du jour, Juline remarqua quelques toiles ici et là, contre le mur, derrière le canapé, mais tout de même moins nombreuses qu’elle n’en avait rêvées la nuit dernière. Et lorsqu’elle réalisa combien ces tableaux se ressemblaient, un frisson lui glaça la nuque. C’était partout le même rectangle grisâtre. À y bien regarder, chaque tableau était peint d’une nuance légèrement différente, du gris clair au gris foncé, mais elle aurait été incapable d’en décrire un sans dire qu’il était la plus ou moins pâle copie du précédent. Dans un coin du salon, sur le chevalet, une toile inachevée attendait le prochain coup de pinceau. Elle n’était qu’à moitié recouverte de la même couche grise qui ternissait les autres tableaux. M. Griboux s’était assis face à son oeuvre, prêt à reprendre le travail. Il enfonça les poils de son pinceau dans une grosse motte grise érigée au centre de sa palette, retira l’excès de peinture d’un geste lent, et traça une grande courbe sur l’étendue encore vierge de la toile.
– Alors, dit-il sans détourner la tête de son ouvrage, c’est comme vous l’imaginiez ?
– Non. Enfin, si… Pas tout à fait, bafouilla-t-elle. Vos tableaux, ils sont tous… Ils sont tout gris, quoi.
– Ah, ça ! On peut dire que vous avez l’oeil, on ne peut rien vous cacher.
Puis il ajouta, comme s’il ressentait le besoin de se justifier :
– Depuis l’accident, je ne peins plus qu’en monochrome. Je travaille surtout les formes, les lignes, les textures.
Et comme elle ne disait toujours rien, il poursuivit, mais de toute évidence c’était auprès de lui-même qu’il se justifiait désormais :
– Vous trouvez ça triste, c’est ça ? Vous vous dîtes que c’est dommage, un peintre qui ne peint qu’en gris. Eh bien, excusez-moi de peindre la vie comme je la vois ! Et croyez-moi, elle n’est pas toujours joyeuse, la vie.
– Oh, vous savez, dit Juline, la peinture, j’y connais rien. C’est vrai que j’imaginais ça plus coloré, plus vivant disons. Sans vouloir vous vexer, bien sûr !
– Vous ne me vexez pas, je m’en occupe très bien tout seul. Mais j’ai la peau dure. Et puis, détrompez-vous : mes tableaux sont pleins de vie. Venez voir de plus près.
Juline s’approcha de la toile, assez près pour que la moiteur de son souffle atteigne le tissu. Elle s’arrêta et observa, les yeux plissés. Pendant quelques instants, elle ne vit rien de plus qu’un gros aplat gris, légèrement strié ça et là par le passage des poils du pinceau. Puis, d’un coup, comme lorsqu’une illusion d’optique nous révèle son mystère, et qu’alors enfin on voit la jeune fille emboîtée dans le visage de la vieille dame, ou le bec du canard caché le long des oreilles du lièvre, Juline reconnut la coque d’un navire. Et petit à petit, le reste de la scène lui apparut.
– C’est dingue.
– Que voyez-vous ?
– Un grand bateau, un trois-mats, qui quitte le port. On voit les voiles tendues par le vent. Il y a même un vol de mouettes qui passe.
Le visage de M. Griboux s’éclaira d’un sourire satisfait, qui disparut une seconde plus tard, quand Juline poursuivit :
– Mais il faut vraiment s’approcher.
Sur un ton plus sec qu’il n’aurait voulu, M. Griboux fit savoir à Juline que la cuisine était à sa disposition, et qu’il se tenait prêt à déjeuner dès qu’elle aurait quelque chose à lui faire goûter.
Sur les conseils de sa tante, Juline avait décidé de s’entraîner avec des aliments simples. Elle voulut préparer une crique ardéchoise, sorte de galette de pommes de terre frite à la poêle, à peine salée et poivrée. Hélas, la cuisine de M. Griboux lui causa bien des ennuis. Elle était telle qu’il l’avait décrite, moderne et neuve, mais pas équipée pour autant, et Juline eut un mal de chien à trouver les ustensiles, récipients, épices, et jusqu’aux assiettes et couverts dont elle avait besoin pour cuisiner. Tous les placards étaient vides. Elle allait renoncer à graisser sa casserole, faute d’huile, lorsque le contenu d’un tiroir attira son attention. Il était rempli de coupures de presse qui, vu la décoloration du papier, dataient de plusieurs années au moins. Il y avait beaucoup de journaux régionaux, des petits tirages à feuillets fins, mais aussi des titres nationaux et même quelques magazines sur papier glacé. Juline délaissa sa recette pour les lire en silence.
Tous les articles chantaient les louanges d’un certain “Maurice Griboux, jeune peintre prometteur de l’avant-garde expressionniste”. Il y avait des critiques d’expositions en cours, quelques interviews de l’artiste, et même l’annonce d’une vente aux enchères qui allait sûrement battre des records. Sur les photos, les tableaux reproduits n’avaient rien à voir avec les carrés blancs-gris qui trainaient dans l’atelier. C’était des scènes bariolées, vibrantes, à la fois simples et étonnantes : un chat qui trempait la patte dans un bocal de poissons, un cerf-volant immense traversant une nuée d’oiseaux au-dessus d’une plage fluorescente, deux danseurs en costumes d’arlequin emmêlés dans une figure impossible. Juline fut captivée par un cliché en particulier : M. Griboux, âgé d’à peine trente ans, rasé et coiffé, vêtu d’une chemise bleu pâle, légère, à col très court, faisait face à l’objectif. Son regard avait une intensité palpable, comme s’il refusait de plier face à l’appareil, comme s’il voulait, lui aussi, capturer l’instant. Sans lunettes, ses yeux clairs, rieurs déjà, trahissaient une tendresse que Juline n’avait encore jamais vue chez lui.
– Vous ne m’aviez pas dit que vous étiez célèbre ! lança-t-elle à travers l’appartement.
M. Griboux sursauta.
– Vous ne m’avez pas demandé, dit-il comme s’il se défendait d’une accusation diffamatoire. Et puis célèbre, célèbre, il faut le dire vite. J’ai vendu quelques toiles, dans le temps. Aujourd’hui, mon travail n’intéresse plus personne.
– Tout de même, vous avez lu ça ? ”Il a la technique de Picasso et l’audace de Dali.” Je ne connais rien à la peinture, mais ces deux-là, je les connais.
M. Griboux grommela quelques phrases à voix basse, mais Juline n’entendit que les mots “journaliste”, “imbécile”, et “mêle de mes affaires”.
– En tout cas, dit-elle, vous étiez très chic, sans barbe.
M. Griboux exagéra un soupir.
– Et vous pensez que je la porte pour le plaisir ? Parce que je trouve ça beau ? Essayez un peu de vous raser les yeux fermés… Je vais chez le coiffeur trois fois par an, je lui demande d’égaliser le tout, c’est bien suffisant. Il lâcha son pinceau d’un coup, comme s’il lui avait brûlé les doigts. Et votre plat alors, il est prêt ?
Ils mangèrent en silence leurs galettes de pomme de terre. M. Griboux nota une certaine amélioration par rapport au plat de la veille, si l’on prenait bien soin de retirer les morceaux de croute carbonisée. Il sut trouver les mots pour faire comprendre à Juline que la route était encore longue.
– Vous êtes jeune, vous pourriez faire une école de cuisine. Avec votre bonne volonté, vous apprendriez vite. Plus vite qu’avec moi.
À ces mots Juline se raidit. Elle fit savoir à M. Griboux qu’elle n’aimait pas l’école, et que l’école le lui avait toujours bien rendu. Elle avait l’âge d’avoir le bac et n’avait pas son brevet. Quand elle y allait encore, elle s’ennuyait en classe, séchait les cours pour se promener dans les rues de Paris, trempait ses pieds dans la Seine, lançait des bouts de pain aux crocodiles du Jardin des Plantes, au restaurant elle commandait un café qu’elle ne touchait pas pour faire durer son droit de rester à table, écoutant discrètement les conversations intimes de ses voisins, puis elle rentrait à la maison, fatiguée mais prête à recommencer le lendemain. Hélas, ses parents ne partageaient pas son insouciance. Ils refusaient d’abandonner la lutte. Bienveillants à souhait, ils avaient cherché sans relâche la formule qui susciterait son enthousiasme. D’abord les activités extra-scolaires, les cours du soir, puis, face aux injonctions pressantes des proviseurs, la longue litanie de l’orientation, les pensionnats, les établissements spécialisés, les formations courtes à rallonge, sans oublier les initiations agricoles et ouvrières. Rien ne semblait l’intéresser. Pour avoir la paix, elle avait dit comme ça qu’elle avait un projet solide : elle voulait ouvrir un restaurant sur la côte. Et voilà comment elle s’était retrouvée forcée d’accepter ce boulot d’été chez sa tante. Oui, elle aimait la cuisine, mais de là à y consacrer sa vie, il ne fallait surtout pas se précipiter. M. Griboux écouta sans rien dire.
– Tout de même, dit Juline, ça ne coûterait pas grand chose, un ciel bleu.
– Comment ?
– Pour votre tableau, là. Vous n’avez pas encore commencé le ciel. Vous pourriez le peindre en bleu, non ?
– Je pourrais, oui.
M. Griboux trouva l’idée assez bonne pour aller fouiller dans le sac de grosse toile où il rangeait ses couleurs. Il se rappelait, sans trop savoir comment, qu’un de ses tubes de bleu était presque vide. Il en tira trois qui pouvaient correspondre, leur côté le plus fin avait été replié sur lui-même cinq ou six fois, il les fit passer d’une main à l’autre, palpant de toute sa paume les emballages de métal souple, caressant les bouchons du pouce, grattant du bout de l’index les arêtes. Quand il eut bien tout manipulé, il les posa côte-à-côte sur la table de la cuisine. Sa main flotta au-dessus de l’un, hésita, en effleura un autre, puis revint au premier. Enfin ses doigts se fermèrent en un poing rageur, et il aurait sans doute aplati les trois tubes si Juline, devinant son intention, n’avait pas attrapé son poignet en vol, pour le poser en douceur sur celui du milieu.
– Là, c’est celui-là le bleu.
M. Griboux saisit le tube du bout des doigts, avec lenteur, comme s’il était devenu aussi fragile qu’une bulle de savon. Puis il le balança dans le sac de toile, et en fit autant avec les deux autres.
– Je vais faire le ciel en gris. C’est comme ça que je l’ai imaginé depuis le début. C’est plus simple.
Juline resta auprès de M. Griboux jusqu’à la fin de la journée, tantôt besognant aux fourneaux, tantôt regardant du coin de l’oeil le peintre au travail. Puis, quand le soleil fut presque couché et que l’obscurité se fit trop épaisse pour poursuivre l’une ou l’autre de ces activités, elle rentra au Savel.
Le lendemain, lorsqu’elle revint chez M. Griboux après son service de midi, elle apportait dans son sac deux ampoules “empruntées” dans une des chambres vides de l’hôtel de sa tante.