Synesthésie
Trois
Juline retourna tous les jours à l’atelier de M. Griboux. En moins d’une semaine, elle réussit à le convaincre de peindre à nouveau en couleur. Il n’aurait qu’à lui demander les tubes de peinture, elle les lui donnerait sans faire de commentaire. Il résista un peu, pour la forme, puis il déclara qu’après tout, puisqu’il lui servait de goûteur dans ses explorations culinaires, elle pouvait bien devenir sa liseuse d’étiquette le temps d’une toile. Ils conclurent ainsi le pacte de leur été, un double projet qu’ils promirent de s’aider à accomplir : un plat pour épater la tante Darbot, et un tableau en couleur peint par un aveugle.
Ils discutèrent du sujet à peindre, et s’accordèrent sur une formule simple et efficace : un coucher de soleil sur l’océan. Ainsi Juline s’installa en douceur dans le quotidien de M. Griboux, devint une de ses habitudes rassurantes. Elle se rendait à l’atelier après son service, apportant avec elle ce qu’elle avait pu faucher à la cuisine sans éveiller trop de soupçons. Il ouvrait la porte en disant : “Voilà mes yeux qui arrivent !” Elle filait en cuisine, il s’asseyait au comptoir, et ils bavardaient jusqu’au déjeuner. Après le repas, il retournait à son tableau, et c’était à elle de s’assoir à côté de lui, le sac de toile posé sur les genoux, attendant la consigne du maître, la main prête à saisir le tube adéquat.
Le tableau avançait, doucement. Un jour, M. Griboux voulut peindre un dégradé. Sur la toile, le soleil couchant se reflétait sur l’océan. Griboux imaginait ce miroitement comme une immense boule aplatie, parcourant la gamme des couleurs du jaune clair au rouge sang, jusqu’à ce que le bleu marine des flots l’emporte à nouveau à la faveur de la nuit. Mais lorsqu’il demanda à Juline de lui préparer toutes ces couleurs, les mots leur manquèrent à tous les deux. Les peintures qui sortaient des tubes, trop crues pour un travail aussi fin, demandaient à être diluées, mélangées, accentuées, mais Juline se sentait bien incapable de donner à M. Griboux les informations dont il avait besoin pour accomplir ces opérations. Elle disait “plus clair” ou “plus foncé”, “moins bleu”, “plus rouge”, “trop vert”, et M. Griboux serrait les dents et marmonnait toujours plus fort dans sa barbe.
Juline avait préparé des oeufs à la coque. M. Griboux, que cette histoire de dégradé mettait dans tous ses états, refusait de toucher à son assiette. Pour attiser sa grogne, Juline exagérait son rôle d’ingénue, faisait semblant de ne pas voir le problème. Ça l’amusait beaucoup. Lui disait : “Ce n’est pas de votre faute, c’est la langue qui est trop pauvre, les mots nous manquent, savez-vous qu’il y a des tribus indiennes qui ont seize noms différents pour décrire ce qu’on appelle le vert ?” Ou encore : “Enfin, Juline, un jaune n’est jamais juste jaune, il y a le jaune solaire, le jaune doré, le jaune électrique, le jaune malade, le jaune canari, le jaune phosphore, le jaune ocre.” Il allait jeter l’éponge, fin prêt à retourner à ses élucubrations grisâtres, quand Juline, une mouillette enfournée dans la bouche, lui dit d’un ton moqueur : “Sauf le jaune d’oeuf, qui est orange.”
Pour M. Griboux, ce fut une révélation. L’idée lui vint d’employer, pour décrire les nuances de couleur, les mots qu’ils avaient déjà en commun, c’est-à-dire ceux de la gastronomie. Ils savaient tous les deux qu’un jaune d’oeuf s’approchait dangereusement du orange, que le blanc du beurre n’avait rien à voir avec le blanc de la crème fraiche, que les marrons sont plus marrons que la coque des noix mais moins que les grains de café torréfiés, et ainsi de suite. Ils purent ainsi, de proche en proche, s’accorder sur la teinte de tous les mélanges, tous les degrés de l’arc-en-ciel. L’univers des goûts devint pour eux le langage des couleurs. Des oignons rouges aux aubergines pour le violet, du raisin blanc à la peau des avocats pour le vert, des litchis aux cerises en passant par les tomates pour le rouge. Bien sûr, c’est le bleu qui leur donna le plus de fil à retordre. Les myrtilles et les figues rendaient service, mais il fallut tout de même emprunter un peu au ciel et à la mer pour composer une palette convenable. Mais le jeu en valait la chandelle : c’était désormais mille nuances qu’ils avaient à disposition, et la réalisation du tableau reprit de plus belle.
Au milieu de l’été, le chassé-croisé des juilletistes sur le départ et des aoutiens pas encore arrivés permettait à Mme Darbot de fermer son restaurant toute une journée sans mettre en péril son chiffre d’affaires. Ce jour-là, Juline pensa surprendre M. Griboux en sonnant chez lui à l’heure du petit-déjeuner, mais c’est elle qui laissa échapper un cri quand il lui ouvrit la porte du studio. Sa grosse barbe avait disparu. Il avait peigné ses cheveux gris et les avait noués en queue de cheval. Il sentait bon l’eau de Cologne, et avec ses lunettes noires et sa chemisette claire, il avait presque l’air d’un mannequin.
– C’est bien vous ? demanda Juline. Vous avez rajeuni d’au moins dix ans ! Dans la rue, je ne vous aurais pas reconnu.
Puis elle fronça les sourcils.
– Mais pour la barbe, comment vous avez…
– Au toucher ! répondit M. Griboux, ravi de son effet. Ça demande un peu de patience, mais je crois que je n’ai jamais eu les joues aussi lisses de ma vie.
Ce jour-là, M. Griboux peignit peu. Juline prépara des sandwichs, et ils prirent le bus jusqu’au pont d’Arc. À cet endroit, une arche gigantesque, creusée à même la roche par le flot de la rivière, surplombait la vallée de l’Ardèche. Ils mangèrent leur repas en silence, elle admirant les reflets du soleil dans la crique et les jeux d’ombres qui glissaient le long des parois du vallon, lui inspirant l’air frais de ce coin où il n’était plus allé depuis qu’il ne nageait plus, se laissant envelopper par le murmure de l’eau et le bruit du vent qui soufflait entre les piliers de granit du pont. Ils en oublièrent l’horaire du dernier bus, et passèrent près de faire à pied les dix kilomètres qui les séparaient du village. Heureusement, un couple de Hollandais qui rentrait dans leur direction offrit de les déposer à l’hôtel, et ils payèrent pour seul prix de leur étourderie un trajet pénible durant lequel ils durent supporter trois chansons de Jacques Brel en flamand, dans une forte odeur de crème solaire.
Un jour de la fin du mois d’août, Juline ne vint pas sonner à la porte de l’atelier. M. Griboux, qui avait pris l’habitude de l’attendre pour déjeuner, en fut très irrité, sans savoir s’il tirait sa colère de l’absence de Juline ou de la faim qui lui creusait le ventre. Quand le clocher de l’église sonna six heures du soir, il s’énerva, se jura de ne plus jamais la laisser entrer chez lui, marmonna qu’on ne l’y reprendrait plus à dévier de son quotidien. Finalement, l’inquiétude l’emporta en lui et il décida d’aller “voir” au Savel s’il n’était pas arrivé malheur à sa protégée.
Il était prêt à sortir, veste au dos, canne en main, lorsqu’enfin Juline sonna. Il eut honte de s’être inquiété, voulut la gronder, se ravisa, et pour finir, la fit entrer sans mot dire.
– Je suis désolée, dit Juline en se pinçant les lèvres pour ne pas sourire. J’avais un projet important à finir.
– Pas la peine de vous excuser, dit-il. Je suis content quand vous venez me voir, mais si vous ne venez pas, ça m’est égal. On ne se doit rien.
Juline ne put contenir un tressaillement de lèvre. Pour une fois, elle aurait voulu que M. Griboux puisse le voir.
– Tant mieux, dit-elle, ça devrait me faciliter la tâche. Je suis venue vous dire que c’est la dernière fois que je viens vous voir. Je pars demain.
M. Griboux porta la main à sa bouche entrouverte. Il n’était pas prêt pour un si brusque changement de programme.
– Et le restaurant ?
– Pour ça, ne vous inquiétez pas : Ludovic rentre lundi prochain.
M. Griboux se racla la gorge, comme pour s’extirper du coeur un morceau de courage qui lui donnerait plus de voix.
– Et notre tableau, alors ? Vous ne pouvez pas nous abandonner comme ça ! Pas maintenant, c’est presque terminé. Restez encore une semaine. Je vais accélérer la cadence !
– Je sais, monsieur Griboux, j’aimerais beaucoup mais je ne peux pas. Je rentre à l’école de cuisine de Lausanne. Les cours commencent la semaine prochaine.
Et comme il ne répondait rien, elle poursuivit :
– Le directeur a été très clair : aucune absence, aucun retard ne seront tolérés. D’ailleurs, je me connais. Si je sèche la première semaine de cours, il y a de fortes chances pour que la deuxième et la troisième y passent aussi, et ainsi de suite. J’ai vraiment envie d’essayer une autre approche, cette fois.
M. Griboux, qui paraissait un peu sonné, s’assit sur le vieux canapé et se mit à caresser l’accoudoir, lentement, comme s’il s’était agi d’un gros chat endormi.
– Vous avez raison, Juline, dit-il enfin. C’est bien, c’est une très bonne nouvelle. Je suis désolé de m’être emporté. Quand vous m’avez dit que vous partiez, j’ai eu comme un vertige, comme si j’allais tomber dans un grand trou noir. Mais ça va mieux maintenant.
Il avait gardé sa canne à la main. Il la replia sur elle-même et poursuivit :
– Vous allez me manquer, Juline. Mais les vacances ne peuvent pas durer toujours, n’est-ce pas ? De toute façon, je crois que je suis fatigué de peindre.
– Ne dîtes pas ça, monsieur Griboux ! Tout ira bien, vous verrez.
Elle avait dit ça sans penser à mal, mais pour une fois M. Griboux trouva le jeu de mots indélicat. Il se contenta de froncer les sourcils comme un enfant vexé.
– D’abord, poursuivit Juline, ce n’est pas vrai que vous êtes fatigué de peindre, et ensuite, vous allez me faire culpabiliser, avec vos grimaces. Si je me suis inscrite à l’école, c’est à cause de vous !
– Je sais, je sais. J’aurai au moins fait quelque chose d’utile cet été.
Juline s’assit à côté de lui sur le canapé.
– Enfin, monsieur Griboux, reprenez-vous ! Sans blague, vous croyiez vraiment que j’allais vous laisser tomber comme ça, vous et le tableau ? Je pars, mais je ne vous laisse pas les mains vides.
Elle sortit un tube de peinture de son sac de courses et le glissa dans la main de M. Griboux.
– Quelle couleur ? demanda le peintre.
– Devinez !
M. Griboux tourna et retourna le tube entre ses doigts. Il frotta la gangue de métal entre son pouce et son index, à la recherche d’aspérités, d’indices qui puissent le mettre sur la bonne piste. Du Braille, peut-être ? Il n’avait jamais pris le temps d’apprendre l’alphabet, mais il s’imaginait capable de reconnaître d’instinct les mots “blanc” ou “noir”. D’une main, Juline arrêta ses gesticulations inutiles. De l’autre, elle dévissa le bouchon du tube, puis elle plaça le goulot sous le nez de M. Griboux.
– Sentez.
M. Griboux renfila l’air à grand bruit. Après une courte pause, il s’écria :
– Paprika !
– Oui !
– Alors, c’est du rouge ?
Et sans attendre la réponse, il plongea la main dans le sac de Juline. Il en retira une pleine poignée de tubes qu’il déboucha l’un après l’autre et fit défiler sous ses narines. On aurait dit un joueur de flute de pan qui jouait de son instrument avec le nez.
– Menthe. Citron. Châtaigne. Pamplemousse. Réglisse.
Il posa soigneusement les tubes sur la table et prit les mains de Juline dans les siennes.
– Juline, c’est formidable. Vous êtes formidable.
– J’ai copié sur une feuille la recette de chaque tube, au cas où vous auriez besoin d’en refaire. Ma tante se fera un plaisir de vous cuisiner ça !
M. Griboux ne répondit rien. Derrière ses éternelles lunettes noires, Juline vit rouler deux larmes timides. Il ne prit pas la peine de les essuyer.