Nouvelles

Nutellax

1 Tous les collègues s’étaient agglutinés derrière Martin Zimmer pour profiter du spectacle. Chacun savait que la réunion ne commencerait pas sans le chef, et le directeur du service juridique avait profité de cette ambiance dissipée pour faire défiler des images sordides sur son ordinateur. Des obèses cloués au lit par leur propre poids, des diabétiques amputés d’un pied ou d’une main, d’autres avec tellement de caries qu’on aurait cru leurs dents rouillées.

La mort de Sarafian

“La collaboration fructueuse de l’homme et de la machine,” c’était le thème du prochain numéro. Fovet m’avait demandé d’écrire un article sur les échecs, un sujet qui selon lui illustrait parfaitement le propos. C’était touchant de la part de mon rédacteur en chef, j’en déduisais qu’il avait lu mon CV jusqu’au bout, jusqu’à la fameuse ligne “hobbies & centres d’intérêt” où j’avais mentionné mon penchant pour ce jeu. Hélas, cette histoire de collaboration fructueuse ne m’inspirait pas du tout.

À votre bon souvenir

Sur la plaque du docteur Mayer, c’était écrit « Dentiste ». Je savais que c’était une couverture, qu’il ne fallait pas s’y fier, et pourtant, une fois à l’intérieur, un doute m’a saisi. La salle d’attente tapissée d’affiches de mâchoires et de conseils de brossage, les piles de magazines défraîchis, jardinage, mode, actualités, sous la lumière blafarde des néons. Dans le cabinet, le centre de la pièce occupé par le traditionnel fauteuil inclinable, entouré de machines aux formes intrigantes, montées sur des bras articulés.

Gestation pour autrui

Dieu bénisse l’Amérique ! Au début, j’avoue que j’étais sceptique. Pendant presque toute ma vie l’Amérique avait rien fait pour moi. De mon côté, j’avais fait plus que ma part du boulot : d’après Jimmy, la moitié du pays m’était passé dessus. Mais je me suis mise à y croire quand j’ai vu qu’on pouvait vraiment acheter un flingue dans une grande surface, même en se pointant avec la lèvre en sang et un oeil au beurre noir.

Synesthésie

Un Le soleil tapait fort à la terrasse de l’hôtel-restaurant Savel. Le ruissellement de l’Ardèche, à quelques mètres de là, donnait un charme sauvage à l’endroit, sans pour autant rafraichir un début d’après-midi qui s’annonçait torride. Tandis que le reste des habitants du village se laissait gagner par l’heure de la sieste, Maurice Griboux, presque affalé sur sa chaise, avait de plus en plus de mal à cacher son impatience. Il s’était attablé quinze minutes plus tôt sous l’un des parasols, et personne n’était encore venu prendre sa commande.

Les chaises musicales

Une fois de plus, je ne comprenais rien aux explications d’Édouard. Pendant nos années de thèse, j’avais essayé de m’intéresser à ses travaux, mais malgré la similitude de nos formations, je n’arrivais pas à le suivre. Il s’était spécialisé dans des sous-domaines ésotériques, obscurs, dont il était devenu le référent mondial faute de candidat pour lui faire concurrence. Chaque nouvelle bourse de recherche qu’il obtenait me plongeait dans une profonde perplexité : qui pouvait bien s’intéresser à ses travaux ?

Synesthésie

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Quatre

L’été suivant, le soleil tapait à nouveau fort sur la terrasse du Savel quand M. Griboux, assis à sa table habituelle, voulut appeler Ludovic pour lui faire part d’une erreur inacceptable. Il avait commandé le risotto à l’ail mais une bouchée avait suffi à le convaincre qu’on lui avait apporté autre chose. Il s’apprêtait à hurler à l’empoisonnement et à l’assassinat, quand enfin il réalisa son erreur.

– S’il-vous-plait, appela-t-il en levant une main timide.

– Oui monsieur ? répondit une voix familière. Le plat n’est pas à votre goût ?

– Haha ! Je le savais. C’est bien vous, n’est-ce pas ? C’est votre omelette ! Ah, Juline, marrons et cèpes, quelle surprise délicieuse.

Dès qu’elle fut assise à table avec M. Griboux, Juline lui reprocha de ne lui avoir donné aucune nouvelle. Il bafouilla des excuses, prétextant qu’il avait toujours un peu de mal à écrire, rapport à ses problèmes de vue.

– J’ai surtout beaucoup peint, vous savez. Vos couleurs m’ont ouvert de nouveaux horizons. Je m’amuse sur la toile comme ça ne m’était plus arrivé depuis mes débuts. Bien sûr, l’hiver, c’était compliqué… J’ai eu un gros rhume qui m’a un peu emmêlé les pinceaux : je n’arrivais plus à distinguer le blanc du noir !

Ils rirent. Juline raconta l’école, les amis, les professeurs, les examens. À sa grande surprise, tout ça lui plaisait sincèrement. M. Griboux l’écoutait avec attention, tout en dévorant l’omelette qu’il trouvait, à sa grande surprise, sincèrement délicieuse. Quand il eut fini, Madame Darbot arriva avec le café.

– Et alors Juline, tu bavasses avec les clients ? C’est fini tout ça, cette année, tu travailles à la cuisine !

Puis elle lui glissa à l’oreille :

– N’ennuie pas Monsieur Griboux, veux-tu. C’est un grand artiste, une vraie aubaine pour la région. Les gens viennent de loin pour voir ses tableaux…

M. Griboux rougit.

– Moins fort, Madame Darbot, dit-il en souriant, n’oubliez pas que les aveugles ont l’ouïe fine. Mais ne vous en faîtes pas, votre nièce ne m’ennuie pas du tout. Pour tout vous dire, c’est grâce à elle que ce beau monde vient nous rendre visite !

– Alors c’est vrai ce qu’on dit, demanda Juline, vous êtes célèbre ?

M. Griboux haussa les épaules, les paumes tournées vers le ciel.

– Les affaires sont bonnes en ce moment. Disons que mes oeuvres ont un certain avantage sur la concurrence…

– Ta ta ta ! s’exclama Mme Darbot. Pas de fausse modestie dans mon restaurant, ça me coupe l’appétit.

Elle tira une liasse de prospectus de son tablier, déplia le premier et lut à voix haute, en exagérant son accent du Midi : “La galerie Anselme a l’honneur de présenter au public l’événement artistique le plus étonnant du siècle. Maurice Griboux, peintre non-voyant, expose pour la première fois sa collection visuelle et aromatique, intitulée Synesthésie. Dans un monde inondé d’images trop plates, Griboux réinvente l’art graphique en lui ouvrant une nouvelle dimension. Un régal pour les yeux, un arc-en-ciel de saveurs : venez admirer ses pastorales au goût de beurre fin, les effluves mentholées de ses scènes marines, ses natures mortes au parfum de fruits mûrs, et bien d’autres surprises picturo-gustatives. Une exposition hors du commun qui nourrit l’âme et ouvre l’appétit.”

Mme Darbot replia le prospectus. M. Griboux, qui connaissait l’annonce par coeur, crut bon de réagir comme s’il l’entendait pour la première fois.

– Oh, tout de même ! dit-il. Les galeristes, ils en font toujours trop. Ce qui est sûr, Juline, c’est que vos couleurs donnent faim au public. Si vous espériez venir ici en vacances, vous allez être déçue : aussitôt sortis, les gens se ruent au Savel, et ne quittent la table que lorsqu’ils ont goûté à tous les plats.

– Ça c’est bien vrai, dit Mme Darbot. Depuis le début de l’exposition, ça ne désemplit pas ici.

Elle cligna de l’oeil, oubliant un instant que M. Griboux n’en profiterait pas, et ajouta sur le ton de la confidence :

– Je ne vais pas m’en plaindre, c’est bon pour les affaires. Comme je dis toujours : il faut voir le bon côté des choses !

La perche était trop belle. M. Griboux la saisit à pleine mains :

– Le bon côté des choses… répéta-t-il en tapotant sa narine. Personnellement, je préfère le sentir !

Ils gloussèrent en chœur, et leurs rires mélangés couvrirent pour un instant le murmure de l’Ardèche et le chant des cigales.

FIN