Synesthésie
Quatre
L’été suivant, le soleil tapait à nouveau fort sur la terrasse du Savel quand M. Griboux, assis à sa table habituelle, voulut appeler Ludovic pour lui faire part d’une erreur inacceptable. Il avait commandé le risotto à l’ail mais une bouchée avait suffi à le convaincre qu’on lui avait apporté autre chose. Il s’apprêtait à hurler à l’empoisonnement et à l’assassinat, quand enfin il réalisa son erreur.
– S’il-vous-plait, appela-t-il en levant une main timide.
– Oui monsieur ? répondit une voix familière. Le plat n’est pas à votre goût ?
– Haha ! Je le savais. C’est bien vous, n’est-ce pas ? C’est votre omelette ! Ah, Juline, marrons et cèpes, quelle surprise délicieuse.
Dès qu’elle fut assise à table avec M. Griboux, Juline lui reprocha de ne lui avoir donné aucune nouvelle. Il bafouilla des excuses, prétextant qu’il avait toujours un peu de mal à écrire, rapport à ses problèmes de vue.
– J’ai surtout beaucoup peint, vous savez. Vos couleurs m’ont ouvert de nouveaux horizons. Je m’amuse sur la toile comme ça ne m’était plus arrivé depuis mes débuts. Bien sûr, l’hiver, c’était compliqué… J’ai eu un gros rhume qui m’a un peu emmêlé les pinceaux : je n’arrivais plus à distinguer le blanc du noir !
Ils rirent. Juline raconta l’école, les amis, les professeurs, les examens. À sa grande surprise, tout ça lui plaisait sincèrement. M. Griboux l’écoutait avec attention, tout en dévorant l’omelette qu’il trouvait, à sa grande surprise, sincèrement délicieuse. Quand il eut fini, Madame Darbot arriva avec le café.
– Et alors Juline, tu bavasses avec les clients ? C’est fini tout ça, cette année, tu travailles à la cuisine !
Puis elle lui glissa à l’oreille :
– N’ennuie pas Monsieur Griboux, veux-tu. C’est un grand artiste, une vraie aubaine pour la région. Les gens viennent de loin pour voir ses tableaux…
M. Griboux rougit.
– Moins fort, Madame Darbot, dit-il en souriant, n’oubliez pas que les aveugles ont l’ouïe fine. Mais ne vous en faîtes pas, votre nièce ne m’ennuie pas du tout. Pour tout vous dire, c’est grâce à elle que ce beau monde vient nous rendre visite !
– Alors c’est vrai ce qu’on dit, demanda Juline, vous êtes célèbre ?
M. Griboux haussa les épaules, les paumes tournées vers le ciel.
– Les affaires sont bonnes en ce moment. Disons que mes oeuvres ont un certain avantage sur la concurrence…
– Ta ta ta ! s’exclama Mme Darbot. Pas de fausse modestie dans mon restaurant, ça me coupe l’appétit.
Elle tira une liasse de prospectus de son tablier, déplia le premier et lut à voix haute, en exagérant son accent du Midi : “La galerie Anselme a l’honneur de présenter au public l’événement artistique le plus étonnant du siècle. Maurice Griboux, peintre non-voyant, expose pour la première fois sa collection visuelle et aromatique, intitulée Synesthésie. Dans un monde inondé d’images trop plates, Griboux réinvente l’art graphique en lui ouvrant une nouvelle dimension. Un régal pour les yeux, un arc-en-ciel de saveurs : venez admirer ses pastorales au goût de beurre fin, les effluves mentholées de ses scènes marines, ses natures mortes au parfum de fruits mûrs, et bien d’autres surprises picturo-gustatives. Une exposition hors du commun qui nourrit l’âme et ouvre l’appétit.”
Mme Darbot replia le prospectus. M. Griboux, qui connaissait l’annonce par coeur, crut bon de réagir comme s’il l’entendait pour la première fois.
– Oh, tout de même ! dit-il. Les galeristes, ils en font toujours trop. Ce qui est sûr, Juline, c’est que vos couleurs donnent faim au public. Si vous espériez venir ici en vacances, vous allez être déçue : aussitôt sortis, les gens se ruent au Savel, et ne quittent la table que lorsqu’ils ont goûté à tous les plats.
– Ça c’est bien vrai, dit Mme Darbot. Depuis le début de l’exposition, ça ne désemplit pas ici.
Elle cligna de l’oeil, oubliant un instant que M. Griboux n’en profiterait pas, et ajouta sur le ton de la confidence :
– Je ne vais pas m’en plaindre, c’est bon pour les affaires. Comme je dis toujours : il faut voir le bon côté des choses !
La perche était trop belle. M. Griboux la saisit à pleine mains :
– Le bon côté des choses… répéta-t-il en tapotant sa narine. Personnellement, je préfère le sentir !
Ils gloussèrent en chœur, et leurs rires mélangés couvrirent pour un instant le murmure de l’Ardèche et le chant des cigales.
FIN